
Michel, grand frère chéri, t’en souviens-tu ? Nous sommes à la rentrée scolaire de septembre 1969. Tu n’as pas encore dix-neuf ans. Au moment de ta prise de fonction comme surveillant d’internat au Collège d’Enseignement technique Saint-Roch à Saint-Dié, et alors que tu prends connaissance du dossier de chacun des élèves de l’établissement…
…« immédiatement, j’ai vu tous les malheurs de l’adolescence : les orphelins de père ou de mère, les fils de mère célibataire, les enfants de parents divorcés. J’ai pris connaissance de professions très modestes, de situations de chômage. J’ai surpris quelques indications qui se rapportaient ici à l’alcoolisme, là aux internements psychiatriques, etc… Toute la misère du monde me semblait rassemblée devant moi. Et progressivement, j’allais pouvoir mettre des visages sur les noms, et des noms sur les visages. »
C’est bien le sort réservé au monde ouvrier et la misère sociale qui en découle qui t’auront décidé à ne jamais punir aucun élève, tandis que tu ne pouvais oublier la fidélité dont Sylvain, notre père, avait toujours fait preuve vis-à-vis de ce même monde ouvrier en refusant toute promotion sociale qui l’aurait contraint à quitter son bleu de travail…
Mais, ce serait là aussi, dans ce même établissement, destiné à former de futurs ouvriers – dont tu avais pu constater, à tes dépens, à quel point ils pouvaient faire preuve d’une vraie intelligence collective – qu’en ces années 1969-1970, tu rencontrerais ces personnages essentiels – en tant qu’ils t’appelleraient à l’Etre – que furent quelques-uns de tes collègues surveillants : en t’initiant à toutes sortes de notions philosophiques, artistiques, psychanalytiques… ils ont activé en toi, sans toutefois sans rendre vraiment compte, ce désir toujours renouvelé d’en savoir plus qui, depuis lors, ne t’a jamais plus quitté.
Cette conception que tu avais de ton rôle de surveillant et, bien au-delà de celle-ci, cette intuition de ce que serait ta propre présence au monde, se retrouvent dans les propos que tient le personnage masculin que cotoie, le temps d’un court voyage en train, l’héroïne de ton premier roman, publié en 1976, Une femme très ordinaire…
Ainsi, par la bouche de l’étudiant-surveillant qui parle à sa compagne de voyage, un autre personnage du roman derrière lequel se cache Marie-Josée, une élève du Lycée Jules Ferry qui t’aura beaucoup marqué, c’est bien ta propre pensée qui s’exprime. A propos de ses collègues surveillants à qui il reproche d’avoir des discussions futiles, le personnage déclare donc, sans ambages…
« Ils ne sont pas nécessairement cons. (…) Quand j’en tiens un en face de moi, je sens parfaitement qu’il peut faire mieux. Il arrive que des lueurs apparaissent… Ils ne sont pas complètement insensibles. Il faut dire que rien ne leur est présenté correctement. On leur dit de faire taire les enfants, de les punir quand c’est nécessaire. Ils appliquent le système tel qu’ils l’ont subi quand ils étaient élèves… Ils entrent dans la répression, sans bien s’en rendre compte… »
A Marie-Josée qui lui répond « la répression, aujourd’hui, c’est un peu dépassé », il rétorque :
« Alors, je ne sais pas à quoi nous servons… Il n’y a pas communauté d’étude, entre les gosses et nous. Les salles de travail nous réunissent simplement par le silence. La répression, c’est être dans un système, sans participer à ce qu’il est essentiellement. Les professeurs cesseront d’être répressifs, quand ils apprendront autant que les élèves, et en compagnie de ceux-ci… Souviens-toi de cela, c’est très important. »
Or, ce qu’au sein du Lycée Jules Ferry, tu auras réussi en tant que surveillant à obtenir régulièrement d’une permanence de 80 élèves, tenait en quelque sorte du prodige puisque, comme tu l’écriras :
« … j’avais construit mon propre système de travail : je ne surveillais rien d’autre que les livres que je lisais… Le reste se faisait tout seul : dans mon environnement, on était généralement « sages, comme des images » »…
Ce que la funeste Loi Haby finirait par balayer… Tandis qu’elle m’interdirait de te rejoindre au Lycée Jules Ferry à partir de la rentrée scolaire de 1975, elle te contraindrait dans le même temps à renoncer définitivement à y reprendre ton poste de surveillant, privé que tu étais désormais des conditions de travail qui t’avaient permis jusque-là de donner le meilleur de toi-même, tout en permettant à celles et ceux dont tu avais la charge, de faire de même : ainsi, pour eux comme pour toi, il était devenu impossible de travailler sérieusement…
Or, au-delà de la trajectoire personnelle sur laquelle chacune et chacun d’entre nous est engagé(e) dans le cadre du parcours d’enseignement et de formation qui leur est imposé par les institutions de cette Cinquième République qui régit notre pays depuis 1958, n’est-il pas nécessaire, pour bien comprendre les enjeux qui président à nos vies, de replacer les ruptures qui entravent celles-ci dans un contexte plus général ?…
C’est semble-t-il, grand frère chéri, ce que tu auras compris très tôt… Ainsi, revenant sur l’époque où, en quelque sorte, tu commençais ta vie d’adulte, tu écris :
« Dès le début, j’ai travaillé sur toutes sortes de dossiers, et en particulier, donc, sur ceux qui concernaient l’enseignement, à l’époque où j’étais moi-même surveillant. Je ne voulais surtout pas avoir à m’intéresser aux questions de personnes. Je ne regardais que les structures et l’évolution de celles-ci au long des siècles, pour comprendre quels étaient les différents rôles humains qui pouvaient y être remplis. Ainsi ne pouvais-je voir les individus eux-mêmes que comme des jouets de la structuration générale qui était, bien sûr, décidée dans des lieux très lointains… et au fil d’une histoire toujours multiséculaire… »
Dès ce moment, il est devenu tout à fait clair pour toi qu’ « en face des phénomènes qui paraissent atteindre les humains en tant que tels, il est nécessaire de remonter au long des structures. »
Ainsi, est-ce bien sur ce chemin-là que tu te seras décidément engagé, et dont tu n’auras jamais dévié d’un pouce. Cette foi qui en quelque sorte t’anime, c’est encore et toujours ce désir sans cesse renouvelé d’en savoir plus, avec toute la joie de vivre qu’il procure.
Christine Cuny
