
On s’étonnera de devoir penser que, pendant tout ce temps, je n’aie pas eu, en quelque sorte, mon mot à dire. C’est que, très curieusement, je n’existais plus… tandis qu’au même moment, je m’ouvrais la voie qui allait me permettre, bientôt, de rencontrer – et toujours en compagnie de qui nous savons – Raymond et Lucie Aubrac… et de m’ouvrir la voie des grands résistants toujours en vie à ce moment-là.
Michel J. Cuny n’était plus rien… Il n’y en avait que pour le monsieur et la dame du troisième étage. Curieuse expérience, que je ne pouvais certes pas faire constater par les autres habitants de l’immeuble, ni par personne qui aurait pu se trouver sur place… Que faire ?
Il y avait eu une première alerte peu de temps après notre arrivée dans cette petite ville… Les responsables de la Médiathèque, marqués par l’arrivée d’un couple tout de même pas banal, se mirent en devoir d’organiser une petite exposition qui rassemblerait un maximum d’auteurs locaux, chacun fournissant un document iconographique agrémenté d’un bref texte de présentation.
Enchantée, mais bien sûr prête à la bagarre, voici que Françoise se sera jetée dans l’aventure de faite inscrire au moins le terme « écrivaine » dans le document qui serait diffusé par les responsables de la Médiathèque dans toute la ville. En ce temps-là – fin des années 1980 -, nul fonctionnaire municipal ou autre ne s’imaginait en situation de braver à ce point certains critères reçus dans son milieu professionnel…
En l’occurrence, Colette – la pièce-maîtresse de l’initiative en cours – ne vit bientôt plus son salut que dans l’affirmation qu’elle allait devoir renoncer à tout… plutôt que de continuer à mener des discussions sans fin… « Françoise peut très bien utiliser ce mot-là dans le cadre de la Médiathèque, et cela, de vive voix ou par écrit, mais elle ne peut pas m’obliger à en faire de même dans le cadre de mes propres activités professionnelles. »
Constatant, par ailleurs, mon absolu désarroi, Colette allait profiter d’une rencontre en tête-à-tête avec moi pour me dire : « Michel, es-tu bien sûr de pouvoir faire face tout seul à cette situation ? Ne faudrait-il pas te faire aider par un spécialiste ? Elle risque de tout te démolir… »
Sans m’étendre sur les raisons qui m’avaient porté, dès 1979, à entamer – avec Françoise, justement -, la rédaction de ce livre de 660 pages qui devait finalement paraître en 1986 : Le feu sous la cendre – Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie, je ferai remarquer que je n’étais pas tout à fait un débutant en matière de… déraison.
Par contre, il me fallait m’ouvrir à une personne de mon entourage le plus intime de ce à quoi je faisais face depuis déjà un peu plus de deux décennies, lorsque sera intervenue l’affaire de ma « volatilisation » soudaine en présence de cet épisode si particulier du troisième étage.
Ce serait ma sœur Christine, plus jeune que moi de quatorze années. À ma demande, elle a aussitôt franchi les 450 kilomètres qui la séparaient de moi… pour ne pas pouvoir s’empêcher d’interrompre les phrases délirantes de cette personne qu’elle avait appris à tant aimer depuis le premier jour où il lui était arrivé de l’accueillir, avec mes parents, dans notre maison familiale, par ces quelques mots qui disaient tout : « Mais, Françoise, il y a Michel… » « Mais oui, mais oui, bien sûr… Elle… » et nous voici repartis vers cette dame tellement ressemblante – et c’est là toute la question – à l’une des deux sœurs (Michèle, un an de plus qu’elle) de celle qui ne sait pas tout à fait qu’elle n’est plus une petite fille âgée de cinq ou six ans…
Il y avait alors plus de vingt ans que nous vivions ensemble cette sorte de merveille de constituer un couple – un écrivain, une écrivaine – échappant à toute contrainte éditoriale… Cette multitude de cafés visités à travers toute la France, mais aussi les hôtels chaque jour différents que nous étions conduits à fréquenter, tout cela s’accompagnait de la vente de nos ouvrages dans les bibliothèques de comités d’entreprise (mon lot) ainsi que dans les médiathèques municipales (celui de Françoise). Aucun jour ne ressemblait au précédent, ni pour les paysages, ni pour les rencontres, et difficile de s’emmancher gravement avec qui que ce fût.
Curieusement, avec Michel J. Cuny, cette vie d’aventure intellectuelle et humaine disparaissait aussi… Ce n’était plus rien…
Ensemble, nous avions écrit Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ? – moi-même fournissant de vive voix à Françoise le texte qu’elle copiait aussitôt sur un papier bible dont on peut constater combien peu de ratures il comporte. Or, cet ouvrage présente la clef d’interprétation de l’élimination du grand résistant par un De Gaulle qui n’a rien à voir avec la légende venue festonner autour de… l’appel du 18 juin 1940, et – à travers cette découverte, c’était Paris qui allait bientôt nous ouvrir ses portes et celles de toute une série de… grands personnages…
Certes, il y avait bien une lettre de Raymond Aubrac – arrêté lui aussi à Caluire le 21 juin 1943 – qui venait de nous arriver… Mais, pas plus qu’elle ne me voyait, Françoise ne consentait à ne la voir, là, sur la table, que par une politesse élémentaire, qui aussitôt se trouvait balayée par le fantôme de la dame du dessus que voici déjà revenue… Et je savais pertinemment, qu’à Paris même, il en irait ainsi… Toujours, et toujours, et toujours, le petit immeuble romanais viendrait ruiner les plus beaux moments de notre vie professionnelle pourtant tout simplement exceptionnelle…
Michel J. Cuny
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