
Ainsi, à environ quarante-cinq ans, me voyais-je définitivement chassé de ma personne et de ce monde que j’avais su inventer, et dont l’extension en cours laissait présager l’accès possible à bien d’autres personnages, plus ou moins exceptionnels, dans des dimensions géographiques presque sans limites… et chassé, par celle pour qui tout avait été mis en œuvre, de façon à ce qu’elle puisse y figurer à la première place, alors que rien de son caractère ni de sa compréhension de l’humain ne l’y destinait… bien au contraire, faudrait-il ajouter.
Avais-je perdu vingt-cinq années de ma vie rien que pour me retrouver totalement anéanti ?… C’est alors que j’ai pris la décision d’écrire un livre qui devait finalement paraître en 1996 : Cantilènes pour le XXIème siècle.
Il s’agissait d’y évoquer ce qui m’avait ouvert, à l’âge de douze ans, la voie royale d’un amour courtois qui sera finalement venu éclore dans une dimension magistrale entre 1995 et 2006 : la silhouette enchanteresse de Chantal, mon inaccessible étoile à moi…
Le livre devait contenir une lettre que je lui ai effectivement envoyée en 1995 pour lui dire qui j’étais, sans qu’elle puisse vraiment me retrouver dans sa mémoire, à moins que, me voyant, etc… De fait, nos regards s’étaient rencontrés à de multiples reprises durant l’automne de 1968, et uniquement dans la gigantesque cour du lycée Jules Ferry de Saint-Dié (Vosges)… Et puis plus rien, parce qu’elle avait été emportée par je ne savais quoi… Quoiqu’en y réfléchissant un peu, etc…
En 1995, épouse, et mère d’une fille et d’un garçon désormais adultes, elle n’imaginait rien de ce qui n’allait pas tarder à venir complètement bouleverser sa perception de la vie et de ce qu’elle avait pu représenter pour une ombre qu’elle aura à peine entrevue dans un temps où déjà un enfant s’annonçait dans son ventre…
Bien sûr, je connaissais son nom et son prénom, et la maison familiale dans laquelle elle avait passé toute sa vie pour en être arrachée aussi soudainement qu’une fleur cueillie par un passant plus ou moins insoucieux… N’en disons pas plus…
Au début du mois de septembre 1995, depuis Romans-sur-Isère, j’ai fait le numéro de téléphone de ses parents… qui n’étaient pas à leur domicile… Recommencée quelques jours plus tard, l’opération resta infructueuse… Plutôt désemparé, j’ai pris le parti d’essayer un autre numéro qui correspondait à un identique nom de famille, mais qui renvoyait à une rue du centre de Saint-Dié plutôt que légèrement dans sa périphérie.
Un homme m’a gentiment expliqué qu’à cette époque de l’année, il arrivait à ses parents de se rendre dans un appartement qu’ils possédaient près de la côte méditerranéenne : « Vous me dites que vous avez attendu un peu plus de trente ans pour lui parler. Il ne vous reste plus que quelques jours à patienter… Bonne chance ! »
Effectivement, j’ai eu bien de la chance, et, aujourd’hui encore, je m’en étonne…
À peine m’étais-je présenté : « Je suis entré en sixième au lycée Jules Ferry de Saint-Dié la même année que Chantal. Je suis devenu écrivain, et j’aimerais pouvoir lui dire toute l’importance qu’elle a eue pour moi tout au long de ma scolarité secondaire et au-delà… », que j’ai entendu la voix du père qui s’enquérait de qui appelait, tandis que la réponse qui lui venait de son épouse – tout à coup comme transportée, à ce qu’il semble, dans un monde merveilleux – me laissait pantois : « C’est un écrivain qui a bien connu Chantal au temps du lycée… depuis la classe de sixième. Il voudrait lui envoyer une lettre qu’il voudrait faire figurer dans son prochain livre. » Décidément, ce titre d’écrivain était un irrésistible Sésame !
Aussitôt, j’ai eu l’adresse et le numéro de téléphone de Chantal et de sa petite famille en région parisienne. Je n’en croyais ni mes oreilles ni mon cœur…
Mais le plus surprenant était encore à venir… C’est que, d’abord, j’ai frôlé la catastrophe. La voix qui me répondait, cette fois-ci, était celle d’un homme… situation a priori tout bonnement terrible puisque j’aurais pu être condamné à ne plus pouvoir jamais tenter à nouveau de refaire ce numéro qui revêtait désormais, pour moi, un caractère tout bonnement sacré…
« – J’étais élève en classe de sixième en même temps que Chantal… Je suis écrivain, et j’ai tout simplement écrit une lettre qui lui est destinée et que je souhaiterais insérer dans le livre que je suis occupé à rédiger…
– Mais oui, bien sûr… Elle sera très contente de renouer connaissance avec vous… Vous avez notre adresse ?… Alors, je vous la donne… Je la préviendrai… Je lui dirai qu’elle va recevoir un courrier un peu particulier… Bonne fin de soirée. Au revoir, monsieur. »
Quoi de plus simple, n’est-ce pas ?… Je me découvrais en présence de personnes de très bonne compagnie… et déjà, j’étais reçu comme un prince…
Michel J. Cuny
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