
Ma lettre, celle qui devait figurer dans les Cantilènes pour le XXIe siècle à condition que Chantal en décide ainsi, est donc partie vers le département des Yvelines. Et je n’avais toujours pas entendu le son de la voix de celle qui m’était si chère, par-dessus tout, depuis plus de trois décennies déjà.
Autrefois, lorsqu’ayant réussi à me rendre maître de cette petite guitare que mon père m’avait achetée en Espagne, j’ai voulu écrire le texte et composer la musique de ma première chanson, je l’ai débutée par ces mots censément prononcés devant une tombe ouverte : « Tu es là, et je pleure. Je t’aime. »
Sa voix, non, je ne la connaissais pas… à moins que je ne l’aie entendue de très loin autrefois… Blonde aux yeux bleus, et tellement élégante dans sa démarche de cygne que je lui retrouverais à Paris en 2000, Chantal était plutôt dans mon ciel que sur la terre des humains, et je pense que c’est seulement dans la perspective de devoir, moi-même, me condamner à mourir bientôt que j’ai osé faire comme si je pouvais avoir accès à elle… Comme si, donc, elle était, elle aussi, de chair et de sang…
La première fois, j’avais fait le numéro de téléphone confié par ses parents un soir vers 20 heures, ce que je savais être l’heure à laquelle les anciens Résistants étaient eux-mêmes normalement disponibles. Ainsi ne pouvais-je que m’inquiéter de ce qu’elle n’ait pas été chez elle, en compagnie de son mari, en un tel moment de la journée. Il me semble que, pour le deuxième appel, j’ai tenté ma chance un samedi après-midi, une quinzaine de jours après avoir envoyé la lettre…
« Mais, oui, je suis Chantal… Ne craignez rien, je suis seule… J’ai bien reçu votre lettre… Je n’aurais jamais cru que cela pourrait m’arriver un jour… une telle lettre. Bien sûr, vous pourrez la placer dans votre livre… qu’il faudra me faire parvenir dès qu’il sera publié… »
De fait, pendant cinq ans, nous allions correspondre par téléphone… et bientôt, quotidiennement, sauf le dimanche, en utilisant le numéro qu’elle m’avait aussitôt confié en me disant : « Ce sera notre petit secret. » De mon côté, j’ai soigneusement noté tous les contenus qui se trouvent donc, pour l’instant, sur de tout petits bouts de papier, où figure une écriture sans doute minuscule… Et puis, en 2000, je serais à Paris… où je ne cesserais de la voir et de la revoir jusqu’en 2006, tandis que, le temps de la retraite étant venu pour elle, nos corps se sont séparés à tout jamais…
Je n’en dirai pas davantage ici, à ce détail près : fonctionnaire de catégorie B à la paierie du Trésor sise à quelques centaines de pas de la Bourse de Paris, Chantal a vu passer dans son service un petit document portant l’appel de professeurs de Science-Po invitant notamment des artistes et des écrivains à les rejoindre dans le Comité d’Histoire politique et parlementaire dirigé par Jean Garrigues, qui était lui-même en liaison avec le président du Sénat, Christian Poncelet, et avec celui de l’Assemblée Nationale, Jean-Louis Debré, les colloques correspondants ayant lieu, le plus souvent, au palais du Luxembourg, mais parfois aussi dans une salle de conférence du palais Bourbon, tout comme dans tel ou tel amphithéâtre de la Sorbonne…
J’ai alors vu – et sous le regard émerveillé de Chantal – que je pouvais très facilement me mêler aux professeurs d’Université, aux conseillers d’État, aux anciens ministres, etc., et me découvrir connu de quelques-uns d’entre eux tout simplement, par exemple, pour le livre Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ? et ceci, en particulier d’Henri-Christian Giraud, le petit-fils du général Giraud qui, se penchant sur le berceau de ce qui n’était encore qu’un nouveau-né (Henri-Christian lui-même) échappa à la mort qui lui venait à travers une pluie de balles tirées sur lui, à Mostaganem (Algérie), le 28 août 1944.
Ce changement total d’univers s’était produit comme un prolongement de la venue de Christine auprès de moi pour constater mon extrême désarroi. Ensuite, il y avait eu le décès de notre père, Sylvain, en 1999 (notre mère, Irène, nous ayant quittés dès 1985). Le jeune couple s’était installé à Saulcy-sur-Meurthe, (Vosges) là où vivait Sidonie, la maman de la jeune épousée, et bravement, Sylvain, était entré chez Boussac en qualité de manœuvre (détenteur néanmoins d’un double CAP) et avait aussitôt développé, par ailleurs, une activité de courtier en assurances, et tout spécialement en assurance-vie dans ce village situé sur l’une des lignes de front de la Première Guerre mondiale, pour être, une petite vingtaine d’années plus tard brûlé par les Allemands au moment de leur fuite en 1944. Les malheurs familiaux – outre les ravages occasionnés par l’alcoolisme – engageaient chacune et chacun à protéger, au possible, leur petite famille en souscrivant des contrats modestes mais dûment bétonnés… Nos parents n’y manquèrent bien sûr pas.
C’est ainsi qu’en 2000, j’ai pu faire l’acquisition d’une voiture pour « princesse » : une BMW 318 TDS, remise d’un accident qui avait largement abîmé l’ensemble de sa carrosserie, refaite à neuf, ensuite, par le concessionnaire de Grenoble… Pour sa part, Françoise aura reçu une Mégane Renault, d’occasion également, dont l’achat a été entièrement financé par Christine… occupée à soustraire son grand-frère à une situation extrêmement difficile, tout en lui offrant la possibilité de rejoindre son inaccessible étoile dans les meilleures conditions et dans les meilleurs délais.
Répartition du territoire : Françoise plutôt au Sud, et moi plutôt au Nord y compris… Paris. De mon côté, je prenais contact avec les responsables nationaux de la CGT – ralliés à nous depuis les articles que ses organes de presse avait consacrés au livre Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ? Je transmettais à Françoise les lieux, les dates des congrès qui s’ouvraient devant nous sous la responsabilité de contacts locaux dont elle recevait, à travers moi, les coordonnées précises…
Toutefois, un an avant que tout ceci ne se produise, un nouvel événement était intervenu : la mise au point de l’exposition que nous avions montée à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Moulin…
Michel J. Cuny
Article suivant : Quelques mots à propos d’un naufrage qui m’aura laissé sans remède, si ce n’est sans voix…