
Du point de vue de l’organisation générale de notre démarche professionnelle à travers toute la France, et en appui sur l’Association Paroles Vives, c’est en 2000-2001 qu’une rupture lente aurait pu – et dû ? – intervenir entre Françoise et moi… Encore aurait-il fallu qu’un appui extérieur soit venu se manifester pour elle, et solide, et attentionné, mais aussi décidément organisé pour lui permettre, compte tenu de sa personnalité, de stabiliser son rapport à autrui et d’organiser sa situation professionnelle dans un univers d’édition où il lui aurait fallu bientôt se soumettre à des impératifs dont elle n’avait, alors, pas la moindre idée, faute d’avoir compris de quels privilèges je l’avais dotée, dans ce registre, depuis… trente ans.
Évidemment, sitôt rendu à moi-même, j’aurais repris une collaboration intellectuelle intense avec Christine qui, de son côté s’était initiée, par son rôle dans l’Association, à mener des tractations d’un caractère politique très marqué. Mieux encore, elle avait, dans les temps suivants, apporté sa précieuse contribution à la rédaction du livre publié en 2002 : Ernest-Antoine Seillière – Quand le capitalisme français dit son nom, sous la responsabilité partagée de Michel Cuny, Françoise Petitdemange, Christine Cuny.
En l’occurrence, venue dans la Drôme durant l’été et en un temps où quelques fêtes du parti communiste offraient la possibilité aux auteurs amis de venir présenter leurs livres à des militantes et militants extrêmement motivé(e)s, Christine avait pu vivre ces moments si particuliers où il s’agit de rédiger une dédicace tout en répondant à des questions et à des encouragements… Et voilà que Robert Pénelon, le militant communiste le plus assidu et le plus chevronné du département de la Drôme – un monsieur d’environ quatre-vingts ans, magnifique chevelure d’argent, visage très régulier, voix solide –, vient à elle, et se lance, à son contact et face à la pertinence des réponses qu’elle commence à lui fournir, dans une longue discussion qu’elle aura vécue comme un temps d’entrée dans le monde des initiés de l’enseignement et du militantisme marxistes…
Ainsi adoubée sans du tout l’avoir voulu – sinon, peut-être, en rêve -, elle se sera donné les moyens de mettre en œuvre le même type de contact, mais seule, dans les Vosges, son département de résidence habituelle, et au-delà, en obtenant de présenter nos différents ouvrages dans des rassemblements de militantes et de militants communistes ou cégétistes. Si nous nous en tenons à cette dernière rubrique, voici de quoi font foi les notes qu’elle a prises jusqu’en 2010 :
2002 : Mont-Saint-Martin, Jarny, Nancy, Toul (54) ; Hérimoncourt (dans le Doubs, près de la frontière suisse)
2003 : Strasbourg (67)
2004, 2005, 2007, 2009, 2010 : Bouxwiller (67)
2007 : Sélestat (67)
2009 : La Petite Pierre (67)
Tout était donc prêt… pour elle et moi…
Quant à Cécile, quels avaient été les points de contact qu’elle avait partagés avec moi tout au long de ces années d’un compagnonnage réduit à un silence et à une discrétion dont je ne pouvais surtout pas me défaire… au risque de soulever une jalousie qui serait bientôt devenue totalement irrépressible à mon côté.
En fait, de cette abstention qui m’était imposée, je ne souffrais pas : lecture et écriture, ainsi suis-je fait… À moins que…
Et voici Cécile qui se met en devoir de remettre en fonction la table que nous avions coutume d’occuper sitôt que les commensaux du repas de midi s’en allaient vers leurs occupations diverses… Elle nous avait vus, installés à deux pas de là, et en attente, sans doute, de pouvoir rejoindre cette place dont personne ne pouvait ignorer qu’elle était, en quelque sorte, rien que la nôtre dans ce genre d’horaire.
Malheureusement – faut-il mettre cet avatar sur le compte de l’émotion qu’elle s’était procurée en venant, de façon si massive, à notre rescousse -, le plateau paraissait être resté trop humide pour ne pas risquer de porter préjudice à nos documents… de papier.
La voici maintenant qui se dirige très bravement vers moi… « J’ai préparé la place pour vous… et vous n’y allez pas ?… » Incapable de formuler ma réponse avec toute la délicatesse que j’aurais pourtant tellement aimé pouvoir y mettre, je n’ai su que dire : « Nous attendons que cela sèche un peu…, mais nous n’allons pas tarder à nous y installer. Merci d’avoir pensé venir à notre aide… C’est très gentil de votre part. »
Une autre circonstance de la vie lui permettrait, en quelque sorte, de prendre une certaine revanche, tandis que j’allais me trouver, moi, dans la position de demandeur… Comme à notre habitude, nous avions quitté la cafétéria assez tard… la nuit était venue. De quelle saison pouvait-il s’agir ? Je n’en ai pas la moindre idée. Ce qui est certain, c’est que ce n’est que très tard le soir que j’ai constaté que j’avais oublié de récupérer le pull de couleur noire que j’avais déposé à côté de moi… tandis que Cécile était présente, et qu’il y avait toutes les chances pour qu’elle ait aussitôt découvert ma… négligence.
Dès notre arrivée le lendemain en tout début d’après-midi, Françoise s’est rendue auprès d’elle pour lui demander si, la veille, etc… « Non, mais je vais aller voir… Eh bien, non, nous n’avons rien trouvé… Je suis désolée… »
Affaire définitivement close, à ce qu’il semble.
Voici maintenant un événement qui se sera situé en dehors de son temps de travail. Elle était au milieu d’un petit groupe d’amis et d’amies venus fêter peut-être un anniversaire… Pas le sien, certainement… Elle se trouvait là en toute discrétion, et installée, comme d’autres, sur un long banc de bois… qu’elle n’a plus su comment quitter sans devoir effectuer une manœuvre à l’occasion de laquelle l’une de ses jambes ne devait s’élever que d’une hauteur minimale par-dessus le banc tout en restant elle-même assise… Et j’étais assis à ma table, à peine en retrait derrière elle, qui me savait là… et qui en éprouvait une soudaine gêne… Alors, d’un geste aussi rasant que possible, la dangereuse affaire aura été réglée d’une façon qu’il suffira de dire parfaitement virginale.
La veut-on joueuse, espiègle, hors d’elle-même à force de se libérer des contraintes ordinaires. Avec une collègue, elle est derrière ce qui fait office de bar, et qui s’offre tout juste devant moi pour me permettre de constater qu’elle a récupéré un magazine et qu’elle s’emploie à répondre aux questions que lui pose un carré de mots croisés ou de je ne sais quoi. L’objectif est de montrer qu’elle a complètement perdu le contact avec la réalité de son travail, et ceci – hors la présence du directeur – et pour un temps qui pourrait d’abord paraître comme extensible à l’infini… Et tout cela, en me jetant quelques petits regards tellement lointains qu’ils ne pouvaient que faire jouer une complicité minimale mais tellement engageante.
Veut-on une petite Cécile en pleurs ? Une petite Cécile qui renouvelle ses pleurs au fur et à mesure que viennent en cortège, auprès d’elle, ses collègues féminines ?…
Et maintenant, peut-être, la grande séance… qui se déroule, à nouveau, dans un moment où la direction est occupée ailleurs… et où il est assez clair que je suis, à ce qu’il me semble, le seul spectateur possible, et pas si loin d’elle que ça…
Cécile s’était donc assise sur les hauteurs normalement interdites de la surface plane de l’une des caisses enregistreuses. Elle y était installée seule, mais entourée de sa petite cour de jeunes femmes qui semblaient s’amuser tout autant qu’elle, qui m’observait discrètement dans les intervalles tour à tour ouverts ou fermés…
Malheureusement, il me fallut bientôt comprendre que Cécile s’apprêtait à changer d’activité professionnelle. Elle se tournait vers un stage d’esthéticienne, et les suites, redoutables pour moi, qu’il annonçait.
Pourquoi donc ne me suis-je pas avancé à son contact, lorsqu’ un matin très tôt, le hasard nous a mis en présence dans la vieille ville de Romans, à proximité de la boutique Marionnaud qui s’y trouvait alors ? Elle y était venue avec la Mégane de couleur rouge bordeaux qu’elle venait d’acquérir. Nous n’étions qu’à quelques pas l’un de l’autre, et j’étais venu là seul… Il m’aurait suffi de lui donner mon numéro de téléphone portable…
C’est que j’aurais alors eu la très nette impression de trahir mon grand amour d’adolescence : Chantal… Dont je ne dirai, toutefois, rien dans ce livre-ci.
Michel J. Cuny
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