
Pour me permettre de dessiner, en toute liberté d’inspiration, ma trajectoire fictive – au sens du déploiement intégral des articulations symboliques dont j’étais porteur depuis le tout début des années 2000 -, Françoise aura totalement disparu de mon horizon, tandis que Chantal se sera éloignée des beaux bâtiments du deuxième arrondissement de Paris pour ne plus vivre, désormais, que dans un milieu familial dont j’ai indiqué ailleurs le profond délabrement.
Nous sommes au début du mois de mai 2006. Le mercredi 10, précisément.
Désormais installé en région parisienne, j’avais saisi l’occasion de ma venue à Grenoble, où je devais prononcer une conférence le soir même, pour m’arrêter, durant un court moment, à Romans-sur-Isère où je n’étais plus revenu depuis cinq ans. J’y avais pris mon déjeuner, et je comptais m’installer, pour deux heures environ, au bar Central, où j’allais pouvoir me pencher sur certains de mes travaux en psychanalyse.
Je longeais le trottoir de l’autre côté de l’endroit où je comptais me rendre, lorsque, devant moi, une personne, toute vêtue de noir, est sortie d’une boutique dont il ne m’est bien sûr pas venu à l’esprit de rechercher le nom.
Aussitôt, un doute s’était installé en moi : il s’agissait d’une jeune femme dont il me semblait que la silhouette et la chevelure ne m’étaient pas tout à fait inconnues… À tout hasard, j’ai choisi d’accélérer mon pas, avant de devoir bifurquer à gauche pour rejoindre mon but initial, mais déjà nous voici arrivé(e) au carrefour doté des feux tricolores qui marquent le centre de la ville… Le passage des piétons s’affichait en rouge : impossible d’aller tout de suite plus loin…
– Bonjour, Cécile…
– Bonjour… monsieur… Michel…
Aussi incrédules qu’il est possible de l’être, d’entendre ainsi résonner nos deux prénoms en pleine rue, nous revenons un peu en arrière pour ne pas barrer la route aux personnes qui s’engagent maintenant dans les passages cloutés ouverts.
– Il y a si longtemps, dit-elle. Je savais que vous n’étiez plus à Romans… Moi, j’y suis toujours… Et toujours seule… Vous y revenez souvent ?
– Non, Cécile, je ne fais qu’y passer… Mais je n’aurais pas pu imaginer une seule seconde que vous connaissiez mon prénom, et, surtout, qu’il pouvait vous revenir si vite en mémoire…
– C’est que j’ai mes petits secrets… Tant d’années à ne pas pouvoir vous parler directement, et rien qu’à vous !… Et vous voici… qui ne faites que passer…
– Je pourrais revenir… peut-être rien que pour avoir le bonheur de pouvoir m’entretenir avec vous de vos petits secrets, tandis que je suis seul, moi aussi, désormais…
– Ah !… Peut-être avez-vous vu que je sortais de chez Marionnaud… J’y travaille, mais pas aujourd’hui. J’avais simplement un document à déposer… Mais j’ai maintenant rendez-vous avec une amie… sans que je puisse me faire à l’idée de vous voir repartir tout de suite, loin de moi peut-être… Où vivez-vous ?
– En région parisienne. Aujourd’hui, vers la fin de l’après-midi, je dois impérativement partir pour Grenoble.
– Il est 14 heures un peu passées… À quelle heure devez-vous vous en aller ?
– À 16 heures… Nous pourrions tout au moins échanger nos numéros de téléphone portable… si vous voulez…
– Oui, bien sûr. C’est ce que nous allons faire… Mais, entre maintenant et 16 heures, vous avez peut-être, vous aussi, des rendez-vous…
– Je ne pourrais avoir rendez-vous qu’avec vous, Cécile…
– Eh bien, je suis d’accord ! C’est ce que je vais faire… Je ne vous demande rien qu’une petite minute… J’appelle mon amie Émilie… Parfois, dans la vie… Vous ne pouvez pas imaginer à quel point tout cela me bouleverse… Je vous ai toujours vu de si loin, et toujours tellement occupé à lire et à écrire… Et puis, je sais aussi qu’à cette époque-là, vous partiez souvent ailleurs en France… Je vais pouvoir très vite vous en dire plus…
– Au Central… Nous y serons tout de suite…
– Oui… Juste une petite minute… et me voici !…
Ainsi que je l’ai écrit : toute de noir vêtue… et puis, ce que je n’ai pas encore mentionné : elle porte un pantalon… qui lui va très bien, d’ailleurs… Encore que cela lui enlève certains avantages que je lui ai connus au temps où je pouvais la voir en jupe… Et c’est si loin dans le temps.
Mais, ce « Michel », soudainement porté sur ma personne, aurait vraiment pu me tuer ! C’est que je vois, maintenant, un trou béant s’ouvrir devant moi, en pleine rue pourrait-on dire : je sais bien que Cécile et Michel sont séparés, l’un de l’autre, par cette bagatelle d’une petite trentaine d’années… Une génération entière !… Voilà qui ouvre la question – autrefois posée par Sigmund Freud – du passage de l’ontogenèse à la phylogenèse… de ce qui conditionne le déploiement d’un individu dans son temps, et de ce qu’il lui faut intégrer de la génération, et puis des générations, qui l’auront précédé, tandis qu’il ne peut manquer de garder le souci de la génération et des générations qui le suivent…
« Michel » !… À quoi m’appelles-tu, Cécile ?… Et sur quel fond humain ?… L’esthétique ? Pas celle des marchands, bien sûr… Celle qui conditionne l’amour en faisant écrire le désir dans un pas-à-pas qui ne peut rien omettre de la conflictualité irrémédiable du monde dans lequel nous vivons… Dans ce cas, traverser avec toi la rue qui va de Marionnaud au bar Central, c’est tout simplement s’engager à traverser le monde, main dans la main… Peut-être.
Michel J. Cuny
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