
(Tout à droite, immédiatement au-dessus des deux véhicules de couleur claire, apparaissent les stores violets de chez Marionnaud…)
Cécile – Michel… à l’intérieur. Moi, du côté de la baie qui donne sur la rue adjacente ; elle, dos tourné à la salle, avec vue sur Marionnaud… Deux petits crèmes…
– Je vous tiens. Je ne vous lâche plus…
C’est bien elle qui l’aura dit, pour aussitôt enchaîner…
– Je meurs d’angoisse !… Tout à l’heure, je vais me réveiller, et je m’apercevrai que nous n’avons pas échangé nos numéros de téléphone, et que, déjà, vous êtes parti je ne sais où… Ou bien, je me réveillerai, et je découvrirai que la manipulation n’a pas été correctement effectuée, et qu’il n’y a rien sur mon appareil… ni sur le vôtre, je présume…
Je vous en supplie – déjà les grands mots ! -, réalisons l’opération tout de suite, et en vérifiant bien que ça fonctionne autant pour vous que pour moi…
– C’est vous qui êtes à la technique, Cécile…
– D’accord… Vous mettez en marche le vôtre, moi, le mien. Vous me donnez votre numéro… si vous pensez que vous pouvez me faire confiance… et je vous appelle. Vous ne décrochez pas, mais vous me rappelez au numéro qui va apparaître… Et hop, c’est fait… Mon appareil sonne… Impossible de nous séparer, désormais…
– Mettez votre main dans la mienne, Cécile… Voilà, comme cela… Elle tremble…
– Michel, je peux bien vous le dire : je suis folle de joie… Sinon, je ne me permettrais rien de tout cela !… Demain matin, quand j’arriverai chez Marionnaud, je ne serai plus tout à fait la même personne… Si, ce matin, on m’avait dit que quelque chose de tel allait se produire dans la journée, j’aurais joué à celle qui n’a rien entendu, et qui ne veut surtout rien entendre… C’est trop beau !… Vous m’imaginez, pendant toutes ces années ? Ces années où j’étais là, dans cette grande salle, tellement seule… tellement désœuvrée, en réalité… Et je devinais que vous étiez dans un tout autre monde, tandis que je ne savais même pas à quoi cela pouvait ressembler, de faire, de l’écriture et des voyages, son métier… Un jour, monsieur Abisset – vous savez qui je veux dire – m’a montré un des livres que vous avez écrits avec votre amie… Évidemment, dans le personnel, tout le monde vous connaissait. On disait « les écrivains », ou « l’écrivain », et puis on disait aussi « monsieur Cuny. » C’est donc sur la couverture de votre livre, et à ce moment-là, que j’ai découvert votre prénom : Michel. Depuis, combien de fois l’ai-je murmuré ?… et pas que murmuré ?… Et puis, je voyageais avec vous dans la BMW noire que vous gariez en face de la grande baie… Tout cela à vide… sans raison et sans but… Un peu comme une folle… Mais, c’est fait, et cela ne pourra pas se défaire : ma main reste dans la vôtre parce qu’elle veut y rester, et surtout, parce que vous l’y maintenez… Imaginez : ma main dans la main de Michel J. Cuny… Mais, mis à part tout le cinéma que je viens de faire pour vous, je ne suis généralement pas très bavarde !…
Et Cécile rit de ce rire cristallin qui me projette dans un temps désormais très lointain, dont je sens qu’il insiste à me rappeler à moi-même… En effet, j’ai soudainement l’impression d’avoir produit, sans le savoir, l’effet renversé de ce que Chantal avait suscité en moi quand j’étais lycéen, et sans jamais en prendre conscience elle-même. Ainsi n’avais-je pas vu, autrefois, le regard de Cécile venir m’envelopper, jusqu’à lui permettre de trouver en moi la source possible d’un bonheur que la vie pouvait lui offrir d’un instant à l’autre, pourvu que je consente à faire le geste – pourtant de dimension infime – de lui ouvrir la porte de mon monde, et du monde en général…
– Cécile… Délicieuse Cécile… Dites-moi, maintenant, en quoi consiste votre prochain souci… Vous ne pouvez pas avoir le moindre doute : nous nous reverrons bientôt… Peut-être sommes-nous en situation de nous engager, dès maintenant, sur un chemin qui nous rapprochera très vite l’un de l’autre…
– Je voudrais savoir comment vous travaillez… comment vous parvenez à étudier toujours, dans des documents, dans des livres, etc… Qu’y cherchez-vous ? Et cela pourrait-il venir à ma portée ?… De l’autre côté, il y a l’écriture… l’écriture de livres… Comment cela s’est-il produit pour vous ? Comment pourrais-je, moi aussi, y prendre ma part… avec vous. Je vois que vous avez, devant vous, un dossier sur lequel vous pensiez travailler avant de partir pour Grenoble… C’est donc ce qui vous occupe en ce moment… Ce moment, je vous l’ai volé en acceptant de rester près de vous, dès que nous nous sommes rencontré(e)… Pourrais-je aller jusqu’à vous demander si mes premiers pas à votre côté ne se trouvent pas déjà dans ce dossier qui ne peut pas être venu là, aujourd’hui, tout à fait par hasard… Me direz-vous que cela est trop difficile pour moi, ou que je suis décidément très indiscrète ?
– Cécile, il nous reste à peu près une heure encore… Je vais répondre à vos questions… Auparavant, je vous propose que nous fixions notre prochaine rencontre… Ensuite, je vous parlerai de ce que je fais en ce moment, et je vous donnerai le texte que j’étudie… Vous l’emporterez avec vous… Nous en discuterons le contenu, et la lecture que vous en aurez faite, dès mon retour… Si c’est trop difficile, vous n’hésiterez pas à le laisser de côté : nous y reviendrons ensemble, et à petits pas, dès la première occasion…
– Pour ma part, j’ai ce mérite, d’être complètement folle. C’est bien ce que je vous ai dit déjà… Quand reviendrez-vous ?… La France est assez vaste, finalement…
– Comme aujourd’hui, serez-vous libre mercredi prochain, le 17 mai, à cette heure-ci ?
– Oui, comme tous les mercredis après-midi en général. Où serez-vous, vous, pendant tout ce temps ?…
– Je vais regarder ce qu’il y a dans mon carnet… Voilà… Après Grenoble, ce soir, je serai demain, à partir de 9 heures et jusqu’à 15 heures environ, dans un congrès de la CGT à Chambéry, puis, vendredi soir, à Carpentras, à nouveau pour une conférence. Je dois ensuite passer deux jours – samedi et dimanche – à Castelsarrasin, dans le Tarn-et-Garonne, avec un scénariste qui y vit habituellement, et qui voudrait préparer un film à partir d’un roman que j’ai publié en 1996. Lundi, je rentrerai chez moi, dans les Yvelines, pour voir si tout s’y passe bien, et me reposer un peu. Mercredi, tôt le matin, et si, de votre côté, cela vous convient, je reprendrai la route pour vous rejoindre ici, aux environs de quatorze heures, comme aujourd’hui, et je repartirai vers 16 heures, mais, cette fois, pour me trouver, en début de soirée à Lyon, pour un débat sur Jean Moulin…
– J’en ai presque le vertige !… Est-ce toujours ainsi ?… Voyagez-vous toujours autant ?…
– Non, heureusement. Mais ce moment de l’année – mai-juin – est particulièrement chargé… Chargé, parce que je le veux bien…. Que diriez-vous d’un second petit crème ?
Michel J. Cuny
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