
– Je vous écoute…
– Voici les feuilles sur lesquelles j’étais venu travailler. Elles sont au format 21 x 29,7, et ma traduction, à partir de l’original allemand, en couvre douze, rien que douze. Il s’agit d’un texte qui porte le titre : L’inconscient. Sigmund Freud l’a publié en 1915. Nous commencerons par cela, après que je vous aurai indiqué que ce texte, relativement court, est extrait d’un livre qui rassemble neuf écrits de dimension assez comparable, mais d’époques différentes. L’éditeur allemand de la version que j’ai utilisée pour ma traduction la présente en faisant référence à ce que Sigmund Freud avait pu en penser lui-même. Voici ce qu’écrit cet éditeur, en y insérant une très courte citation de l’auteur…
« Un recueil des écrits les plus importants de Sigmund Freud visant à [j’ouvre des guillemets] « clarifier et approfondir les hypothèses théoriques qui pourraient servir de base à un système psychanalytique » [je ferme les guillemets]. »
– Quel âge avait Freud en 1915 ?
– Votre question va nous mettre tout de suite en présence de ce qui m’est venu à l’esprit pendant que vous téléphoniez à Émilie… Freud était né en 1856. En 1915, il avait donc… 59 ans, et la Première Guerre mondiale venait à peine de commencer.
– Il faisait face à des choses terribles !… À quoi pensiez-vous pendant que je téléphonais ?
– Je pensais à la différence d’âge qui nous sépare… Je vais avoir 56 ans au début du mois de décembre prochain… Ne pourrais-je pas très facilement avoir été votre père ?…
– Si. J’aurai 26 ans le 17 juillet… Tout juste une génération ! Mais croyez-vous vraiment que nous puissions en redouter quoi que ce soit ?
– Redouter : je ne crois pas. Par contre, cela doit nous aider à tracer notre chemin, et celui-ci ne peut que nous faire déboucher sur… cette question de l’Inconscient de Freud.
– Cela signifie que, maintenant, l’essentiel dépend du fait de savoir si je me révélerai capable d’avancer avec vous sur le terrain de ces douze pages… Michel, vous êtes un magicien !… Le magicien qu’il fallait à la petite Cécile !…
– Vous pleurez…
– Heureusement, je tourne le dos à la salle… Continuez… C’est décidément très captivant !… Mais, j’ai une peur !… Vous ne pouvez pas imaginer !… Et je pleure de ne plus du tout savoir où j’en suis…
– Accrochons-nous ensemble à la première branche venue… Voici sur quoi commence le texte que Sigmund Freud a consacré à l’Inconscient : « La psychanalyse nous a appris que la nature du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir, une représentation représentant la pulsion, mais à lui interdire de devenir consciente. » Avant d’entrer dans quelques détails, je vais vous dire comment, dès l’année de mes vingt ans, je me suis préparé à mon métier d’écrivain, sans le savoir. Cela concernait un écrit de Descartes : Les méditations métaphysiques. D’abord je n’y comprenais à peu près rien. Il faut tout de suite vous dire que rien ne m’obligeait à le lire… Officiellement, j’étudiais le droit… Ainsi, une seule chose était en question : mon désir… Mon désir de quoi ?… Cela n’avait d’abord aucune importance… J’étais poussé à lire cet auteur… Et voilà tout…
– C’est ce qui devrait se passer pour moi avec Freud, et plus précisément encore, avec la psychanalyse… il faudrait presque dire : en dehors de vous, Michel… Je crois que c’est cela que vous voulez me faire comprendre, et me faire admettre… Quand, depuis la grande baie, je regardais le paysage que j’avais devant moi, avec, sur ma gauche, la BMW, je sentais que j’y étais poussée par quelque chose qui m’était totalement inconnu, mais contre quoi je ne voulais pas aller… Quelle conscience en aurais-je eue… de ce qui me portait à cet endroit-là, où je m’isolais complètement de toutes mes contraintes de travail ?…
– Vous voyez qu’il y a un appui dans la description que vous venez de donner de ces instants privilégiés que vous vous étiez inventés : la BMW.
– Et puis vous, parce que je savais qu’en me retournant, je vous verrais en face de moi, à l’autre bout de la salle, de même que je savais que vous alliez rester visible de moi pendant une ou deux heures encore…
– De cela, nous pouvons tirer une leçon qui rejoint ma lecture de livres un peu difficiles. Dans la marge, avec un crayon de papier, je coche les passages qui résistent à ma compréhension. Il se pourrait que chacune des phrases de l’Inconscient vous résiste de cette façon-là… Tout en laissant vos petits crochets, vous poursuivez la lecture jusqu’à un moment, par exemple, où vous avez l’impression de ne plus rien comprendre du tout, même pas le sens des mots les plus simples… parce que vous ne savez plus du tout dans quel contexte ils interviennent…
– Et là, je démissionne, en avouant à Michel que je ne suis décidément pas à la hauteur… Cela vous fait rire !… Comment oserais-je m’avouer aussi vite vaincue ?… Dîtes-moi comment vous procédez ensuite…
– Je reprends le texte (le livre) depuis le début, ou depuis le début d’une nouvelle partie que je venais d’aborder pour la première fois. À ce moment-là, j’ai la surprise de découvrir que certains des endroits, que j’avais d’abord cochés, parce que je n’en comprenais ni le sens ni l’importance, sont pratiquement devenus évidents… C’est que tout le chemin que j’ai fait ensuite vient maintenant les éclairer. J’enlève donc les petits crochets qui les concernent, et je reprends ma seconde lecture en opérant toujours de même…
– J’imagine qu’il peut y avoir de grosses différences d’un livre à un autre, selon qu’il s’agit d’un domaine que vous connaissez déjà, ou que vous ne connaissez pas encore… Je n’ai jamais rien lu de Freud, même si, comme un peu tout le monde, j’ai entendu parler de certains aspects de la psychanalyse…
– Vous savez donc, très perspicace Cécile, qu’il n’y aura pas à vous inquiéter… Voyons la suite. Assez tôt – et parce qu’il s’agissait d’extraits qui me semblaient précieux, et particulièrement parce que je ne les comprenais pas vraiment, je me suis mis à les recopier soigneusement dans des cahiers à petits carreaux qui ont toujours eu la dimension 21 x 29,7, mais qui, très vite, ont atteint le maximum de pages selon ce qui se trouve habituellement dans le commerce : une centaine environ. Voilà, mon trésor de guerre, Cécile. Ces cahiers énormes, remplis d’une écriture très fine, emportent plusieurs décennies de travail… J’y reviens sitôt qu’il le faut… Je me ressource en quelque sorte.
– Vous aimez donc sans doute beaucoup écrire de votre main ?…
– Oui. C’est qu’il y a un côté mécanique dans cette activité… L’esprit se libère de l’effort qu’il faut consacrer à la compréhension, et le corps, la main, le bras, etc., formulent le message qui est transcrit, exactement comme cela se sera passé pour l’auteur lui-même. Dès que vous copiez une phrase d’un auteur important, vous prenez sa place en face de ce qu’il a eu à écrire… Vous ne subissez pas la même part d’angoisse que lui… ou alors, seulement jusqu’à un certain point… mais, pour le reste, vous répétez tous les détails d’écriture nés de sa main.
– Dès ce soir, je vais acheter mon premier grand cahier… Mais je ne ferai ma première copie que sur des feuilles volantes de grande taille et à petits carreaux… Sinon, je vais craindre jusqu’à la moindre rature… Pourrai-je vous appeler, parfois, si je bute sur quelque chose ?…
– C’est ce que je voulais vous proposer. Revenons maintenant à l’Inconscient de Freud. Dans la première phrase, par exemple, il y a cette formule étrange : « une représentation représentant la pulsion ». La « pulsion » est ce qui caractérise l’inconscient. Nous pourrions la traduire par « poussée ». Cet autre mot vous en donne une image sans doute approximative, mais qui peut être mieux comprise que « pulsion ». C’est donc ce mot-là qui peut mentalement « représenter » la pulsion… Il en est la « représentation ». Mais c’est aussi le rôle de tous les mots, d’une certaine façon. Par exemple, le mot « cheval » peut servir à « représenter » tous les chevaux… d’hier, d’aujourd’hui ou de demain… Or, le mot « représentation » ne va pas cesser de revenir, de page en page, dans l’Inconscient. Je vous propose de le remplacer systématiquement par « mot ». Le « mot » représente… Tout peut être représenté par un mot, ou par un pseudonyme, ou par la lettre x qui vaut un mot à elle toute seule… Dans ce cas, vous utilisez x pour… une autre chose. Cette « autre chose », vous la « représentez » par x. Je vous propose que nous mettions de l’x dans nos messages téléphonés…Au-delà des salutations d’usage avant et après, vous me direz ce à quoi vous vous heurtez, et je vous répondrai de la même façon : salutations d’usage, réponse, et voilà tout. Nous garderons le meilleur pour nos rencontres effectives qui y trouveront une densité spéciale. Et cela ne vous empêchera pas de m’appeler autant de fois qu’il sera nécessaire : cent fois, par exemple, qui sait ?…
– Ah, mais, je vois que vous allez devoir partir très vite, maintenant… Sitôt que je serai chez moi – c’est à environ deux cents mètres d’ici -, je me jetterai sur mon lit pour pleurer, tout en disant et redisant votre cher prénom, et puis ce que je vous ai déjà dit tant et tant de fois, et que je vais vous redire dès que nous nous quitterons dans la rue. Ensuite, j’irai en ville pour m’équiper… Venez… Encore quelques pas… Voici un endroit un peu plus abrité… Vous me quitterez sans rien me dire, et sans vous retourner… Je vous aime, Michel, je vous aime depuis que je vous ai vu pour la première fois… à votre table de travail… Au revoir, mon amour.
Michel J. Cuny
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