
Au bar Central, j’avais donné deux équivalences à Cécile pour lui permettre de ne pas se laisser immédiatement arrêter par le vocabulaire spécifique de la psychanalyse : « poussée » pour « pulsion », et « mot » pour « représentation ». Durant les sept jours de notre séparation forcée, elle m’avait transmis différents termes plus ou moins problématiques pour elle. Pour ne pas sortir de la brièveté que nous nous étions imposée dans nos contacts oraux par téléphone portable interposé, elle s’en était tenue à des mots isolés, tout en me signalant deux noms de personnes : Kant et Breuer. Parmi ces messages, il y avait aussi celui-ci : « Je vous attends, pour le dessert, à la cafétéria Flunch, mercredi vers 14 heures. »
Dès l’extérieur, je la vois installée à la table qui m’était autrefois habituelle. Elle est vêtue de blanc… Elle se lève, et se jette dans mes bras… « Installez-vous de ce côté : c’est que tout a été minutieusement calculé… Je vous apporte le dessert… et puis une petite gâterie… Tous mes gestes seront pour vous, y compris ceux qui risquent de sortir un peu d’une certaine décence… Je sais, bien sûr, qu’un pantalon n’aurait décidément pas été de saison. » De fait, elle porte une robe blanche légère et très courte, tandis que sa silhouette est diablement mise en valeur – particulièrement ses jambes et sa poitrine – par des talons hauts, même s’ils ne comportent pas le moindre excès… ce qui n’est pas le cas de tout ce que je vois naître, en quelques secondes, de mouvements de jambes qui m’offrent une série complète de dessins à me couper le souffle… Et voici Cécile qui me revient avec d’autres délices harmonieusement disposés sur ce plateau dessert qu’elle pose très délicatement, sans omettre de se pencher vers moi pour pouvoir me murmurer à l’oreille : « Je suis toute à toi, mon amour, et tu le vois et tu le sens… » Son visage, dont elle a souligné le teint et les traits avec une très grande discrétion, offre un miroir à mes désirs les plus fous… et une expression à certains des siens, dont ceux qu’elle m’aura donc aussitôt offerts jusqu’aux approches d’une sorte de scandale…
– Le temps que nous nous rassasiions de tous ces petits gâteaux, et je vous présenterai mes justificatifs… avant peut-être de retourner, selon votre vœu, là où vous souhaitez me voir m’offrir, pour vous, au pire…
– Cécile, petite diablesse, comment se définit donc votre situation professionnelle chez Marionnaud ?…
– Je suis esthéticienne-praticienne… Si, maintenant, j’y pense un peu plus attentivement, il me paraît que ce n’est qu’avec vous que je pourrai vraiment l’être… Mais il faut d’abord que je prenne cette question sous un angle différent. Dans cette salle de la cafétéria, pendant des années – et sans que nous n’y puissions rien, ni vous, ni moi -, je me suis présentée à vous sous des vêtements tout simplement ignobles !… Cela me ferait hurler, et précisément ici… Des années, des années, et des années… En une minute, nous n’avons donc obtenu qu’un rattrapage infinitésimal… Et moi, je n’ai fait que reprendre une part infinitésimale de mon identité de femme aimante…
– Et aimée, Cécile, pour toutes ces années-là aussi. En effet, ce sont elles qui nous unissent, dans le désespoir de n’avoir pas pu les vivre en leur temps, et dans la certitude de tout mettre en œuvre, désormais, pour les exalter – elles et celles qui leur succéderont – au maximum des possibilités humaines qui demeurent les nôtres.
– Il faut vite que je vous dise ce que j’ai tiré de ma lecture de l’Inconscient. Quand reviendrez-vous ?…
– Vendredi soir, dans deux jours donc, mais je ne ferai que passer un peu tard le soir, c’est-à-dire entre 19 heures 30 et 21 heures, et je repartirai très vite pour Avignon, où il me faudra être, dès le lendemain samedi, et puis le dimanche, pour la fête départementale du parti communiste.
– Voulez-vous que je vous propose un endroit où nous revoir ?… Je pense aux berges de l’Isère, du côté de Bourg-de-Péage… Nous pourrions nous y retrouver vers 19 heures 30. Je m’y rendrais dès la sortie du travail, et j’y serais donc un peu avant vous… Alors, Freud… J’ai procédé comme vous me l’avez recommandé… Tout cela se trouve ici… Mais, dans l’immédiat, je vais repartir de vos douze feuilles, en m’appuyant sur ce que j’ai fait hier soir… La première phrase m’avait intriguée, parce qu’elle débute de la façon suivante : « La psychanalyse nous a appris… ». Ensuite, au milieu du deuxième paragraphe, on trouve : « Le travail psychanalytique nous permet… » Nous pouvons déjà penser que la psychanalyse nous apprend quelque chose, parce qu’elle est le résultat du « travail psychanalytique qui nous permet… » Ce travail, il aura fallu le faire… Peut-être même faudrait-il encore le… « refaire », pour repasser par le chemin d’abord suivi par Freud… tout seul…
– Cécile, ma belle chérie, avez-vous gardé en mémoire les deux noms de personne que vous m’avez indiqués, et à propos desquels je vous ai dit que je ne pourrais vous en parler que de vive voix ?
– Kant et Breuer…
– Je vais maintenant pouvoir vous répondre… en commençant par le second. Il s’agit de l’homme qui a ouvert la voie à Freud et à la psychanalyse, sans, pour autant, avoir mis le petit doigt sur celle-ci… Pour vous placer tout de suite au cœur de ce qui aura caractérisé sa démarche au contact de cette maladie mentale assez spécifique qu’est l’hystérie, je vais vous lire le titre que j’ai donné à un travail que je lui ai consacré, et que j’ai là, devant moi : « Josef Breuer saisi par une variante de l’amour courtois qui l’aura très vite emmené jusqu’au pied du mur de la mort. »
– Cela me donne le frisson !… Voulez-vous me le relire ?… Donc, il y a un chemin qui va de l’amour à la mort… Pourquoi écrivez-vous l’amour « courtois ». Je crois savoir un peu ce que c’est… Peut-être l’amour à distance… Celui que j’ai connu grâce à vous… C’est vrai que, pendant longtemps, il aura presque été comme une condamnation à mort… à répétition. Parfois, vous n’apparaissiez plus ici pendant des jours et des jours… Tout y devenait carrément abominable… Et je sais aussi que le chevalier réalise des exploits, au loin, pour sa Dame…
– C’est peut-être bien ce que j’ai fait, pour vous, par mes voyages, mes rencontres et puis surtout par mes écrits…
– Ce qui veut dire qu’il faut que je puisse me mettre en mesure d’aller jusqu’au fond de vos préoccupations, de vos réflexions, de vos travaux… dont je commence à comprendre qu’ils s’étendent très loin et qu’ils ne peuvent être conduits à bien qu’en approfondissant la connaissance que nous pouvons avoir de tout un passé de réflexion… Que s’est-il produit pour Breuer ? Pour quelle raison n’a-t-il pas pu suivre Freud jusqu’au bout ? Jusqu’où avait-il pu aller lui-même ? De quel amour courtois s’est-il agi, dans son cas ?… Il avait donc rencontré une jeune fille ou une jeune femme qui, je présume, était atteinte de cette maladie : l’hystérie…
– L’histoire de la psychanalyse l’a retenue sous le nom d’Anna O. Elle avait 21 ans quand Breuer l’a vue pour la première fois. Il avait lui-même un peu moins de quarante ans. Il l’a décrite d’abord ainsi : « Elle est remarquablement intelligente, étonnamment ingénieuse et très intuitive. » De fait, il ne l’a pas connue sous cet aspect-là… Sinon, jamais il n’aurait eu la moindre raison de se trouver à son chevet. La voici donc telle que l’hystérie l’avait transformée. C’est Breuer lui-même qui décrit ce que l’on appelle le « tableau clinique » de celle qui était devenue sa patiente : « Douleurs du côté gauche de l’occiput ; strabisme convergent (diplopie) plus prononcé à chaque contrariété ; peur d’un écroulement des murs (affection du muscle oblique), troubles de la vue difficilement analysables, parésie des muscles antérieurs du cou, de telle sorte que la patiente finissait par ne plus pouvoir remuer la tête qu’en la resserrant entre ses épaules soulevées et en faisant mouvoir son dos, contracture et anesthésie du bras droit, puis, au bout de quelque temps, de la jambe droite, ce membre étant raidi et recroquevillé vers le dedans ; plus tard, les mêmes troubles affectent la jambe et enfin le bras gauches, les doigts conservant pourtant une certaine mobilité. » Pire encore, nous dit-il : « En proie à des hallucinations, elle devenait « méchante », c’est-à-dire qu’elle vociférait, jetait des coussins à la tête des gens et, dans la mesure où sa contracture le lui permettait, arrachait avec ses doigts restés mobiles, les boutons de ses couvertures, de son linge, etc. »
– S’agirait-il là de manifestations de ce que Freud devait appeler – plus tard, j’imagine – l’ « activité psychique inconsciente » ?… qui proviendrait donc d’une « source pulsionnelle inconsciente ». J’ai l’impression de parler une langue que je ne connais pas, et aussi de me mélanger rudement les pinceaux !…
– Mais, pas du tout, petit démon ! Vous êtes en plein dedans…
– Dans ce cas-là, je vais aussitôt pousser un peu plus loin mon avantage… Gare à vous !
– Allons bon… De quoi s’agit-il ?
– Oh mais, ne vous inquiétez pas : je saurai vous dédommager… Je me suis dit que, sitôt que le mot « pulsion » apparaîtrait entre nous, j’aurais un message de Freud pour vous… Le voici, tiré de l’Inconscient : « Nous pouvons, à cette occasion, remplacer « investissement » par « libido », parce qu’il s’agit en effet, comme nous savons, du destin des pulsions sexuelles. » Ainsi, au cœur de la psychanalyse, se trouve ce qui m’a autorisée à venir vêtue comme je le suis, et pour faire ce que j’ai déjà commencé à faire… et que je vais recommencer en pire, si vous me dites qu’il n’y a pas trop de monde dans la salle…
– Effectivement, il n’y a, pour l’instant, que quelques isolés qui ne sont d’ailleurs pas placés idéalement pour voir ce qui se passe là où se fait le service, service qui est lui-même momentanément déserté.
– Je vais nous chercher deux petits crèmes, et, après m’être tournée vers vous tout en m’appuyant, peut-être un peu indécemment, contre le meuble, je vais faire glisser mes mains sur deux parties bien déterminées de mon corps pour vous en indiquer le chemin… tel qu’il vous sera décidément ouvert vendredi soir sous la verdure du bord d’Isère… Je t’aime comme une folle, et pour en partager avec toi les fruits les mieux amplis de la plus noble de toutes les jouissances… (C’est mon poème, pour toi, de la nuit passée…)
Michel J. Cuny
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