
Tout de suite, j’ai pensé que j’allais devoir emmener Cécile très vite chez moi, dans les Yvelines, pour lui permettre d’être elle-même vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est-à-dire jusqu’au cœur de la dynamique de ses rêves… et des miens, et pour, au matin de chaque jour, partir ensemble à travers toute la France, à la conquête, toujours, de ces articulations symboliques qui sont le fruit impérissable de… l’amour courtois.
– Mon chéri, mon chéri… Vite, vite, reprenons notre travail !… ou bien j’y retourne à moitié nue !… Breuer, me disiez-vous…
– Il vient de se retirer avec un certain émoi… C’est que, lui aussi, il a bien cru qu’Anna O., etc.
– Qu’elle allait s’offrir à lui devant tout le monde ?… Et ce serait à cet endroit-là que Freud aurait repris toute l’affaire, pour finir par déboucher dans le champ même de la psychanalyse ?… Ce qui est sûr, c’est que celle-ci doit constituer, à elle toute seule, un véritable monde avec toutes ses complications… Je me suis amusée à reprendre les endroits où elle se manifeste, en tant que telle, dans l’Inconscient, et j’ai noté, à chaque fois, le paragraphe concerné : « La psychanalyse nous a appris (§ 1.) – Le travail psychanalytique nous permet… (§ 2.) – À l’exception de la psychanalyse… (§ 7.) – Avant l’époque de la psychanalyse… (§ 7.) – La psychanalyse n’exige rien d’autre… (§ 9.) – En psychanalyse, il ne nous reste rien d’autre à faire… (§ 12.) – L’hypothèse psychanalytique de l’activité psychique inconsciente… (§ 12.) – La psychanalyse nous avertit de ne pas… (§ 12.) – Nous déclarons maintenant, comme résultat de la psychanalyse… (§ 15.) – La psychanalyse s’est éloignée, d’un pas supplémentaire… (§ 16.) – Cela peut s’étayer sur des impressions tirées de la pratique psychanalytique… (§ 18.) – Dans la pratique analytique nous sommes habitués… (§. 24.) – Ce mode d’approche qui est l’accomplissement de la recherche psychanalytique… (§. 32.). » J’ai extrait ces passages-là parce que je pense qu’il faut que je m’installe, à ma façon, dans cet univers qui est le vôtre, et qui doit devenir peu à peu le mien, débordements y compris !…
– Les débordements sont, en effet, le point d’émergence de paroles qui n’ont pas encore été dites…
– Et que je vous dirai jusqu’aux plus choquantes… Mais encore faudra-t-il que j’aie effectué tout le travail nécessaire pour en saisir les tenants et les aboutissants, sans rien enlever à leur figure de scandale… Je ne sais pas pourquoi, tout à coup, je pense à Picasso… Je ne le connais pas plus que ça… Et voilà que cela me passe par la tête… Doucement, doucement, ma fille… N’oublie pas Breuer un peu trop vite… Je vous écoute…
– Il nous décrit la suite de l’évolution du tableau clinique d’Anna O. : « Un grave trouble fonctionnel du langage était apparu en même temps que les contractures. On observa d’abord qu’elle ne trouvait plus ses mots, phénomène qui s’accentua peu à peu. Puis grammaire et syntaxe disparurent de son langage, elle finit par faire un usage incorrect des conjugaisons de verbes… » Ici, nous pouvons marquer un temps d’arrêt. Breuer parle d’un « grave trouble fonctionnel du langage ». C’est le mot « fonctionnel » qui nous intéresse, parce que nous le rencontrerons à de multiples reprises dans les temps futurs. Le trouble est dit « fonctionnel » parce qu’il ne dépend pas d’une lésion organique qui affecterait l’usage de la parole. La fonction est défectueuse, mais sans qu’on puisse en trouver la moindre cause visible, et donc « guérissable » dans la dimension matérielle.
– Par conséquent, ce peut être l’affaire de la psychanalyse… Et lui, Breuer, comment s’y est-il pris ?
– Il écrit : « Je savais qu’une chose qu’elle avait décidé de taire l’avait beaucoup tourmentée. »
– Pour ma part, je n’avais jamais parlé de vous à Émilie pendant toutes ces années, jusqu’au moment où j’ai dû lui dire que j’allais lui faire faux bon… Mais je ne me taisais pas par-devers moi-même, et mon oreiller pourrait vous le dire !… Vous êtes en train de penser : cette pauvre fille est complètement sonnée !… J’assume… Comment Breuer aura-t-il fait se lever le secret d’Anna O. ?…
– Pas sûr, qu’il y soit parvenu… Ou bien, il se sera bien gardé de nous dire en quoi ce secret consistait réellement… Ce qui est sûr, c’est qu’elle lui a, elle-même, ouvert la voie, et, tout d’abord, en montrant qu’elle lui en garantissait l’exclusivité… En effet, de façon générale :
« Elle se plaignait de ne pas reconnaître les gens. » Tandis que, curieusement : « J’étais la seule personne qu’elle reconnût toujours. Elle demeurait présente et bien disposée tant que je lui parlais jusqu’au moment où, tout à fait à l’improviste, survenaient ses absences hallucinatoires. » Autre privilège du brave Breuer : « Elle n’avait jamais été grosse mangeuse, mais maintenant elle refusait toute nourriture, en dehors pourtant de celle qu’elle m’autorisait à lui faire ingurgiter, de sorte qu’elle put rapidement reprendre des forces. »
– On dirait qu’elle le prend pour sa mère…
– Ce qui est sûr, c’est que nous sommes là quelques jours après la mort de son père, qu’elle… adulait, et auquel elle avait apporté tous les soins possibles au long de la maladie qui devait l’emporter. Or, peu à peu, un curieux phénomène de prise de parole « poétique » devait se produire… « Il arriva d’abord par hasard, puis intentionnellement, que quelqu’un de l’entourage répétât une de ces phrases pendant qu’elle se plaignait de son « tourment » ; aussitôt elle s’emparait de ce mot et se mettait à dépeindre une situation ou à raconter une histoire, avec hésitation au début et dans son jargon paraphasique, puis toujours plus vite… »
– On dirait mes grands soirs de désespoir… quand je me saisissais de vous… je vous dirai un jour comment… Continuez, Michel, je vous en prie…
– « Quelques instants après avoir terminé son récit, Anna se réveillait, visiblement rassérénée ou, comme elle disait, « bien à son aise ». » … « À la campagne où il ne me fut pas possible d’aller voir quotidiennement la malade, les choses se passèrent de la façon suivante : j’arrivais le soir, au moment où je la savais plongée dans son état d’hypnose et la débarrassais de toutes les réserves de fantasmes accumulées depuis ma dernière visite. »
– Pour moi, il y aura à solder toutes ces années de silence obligé… De visite en visite, vous me libérerez, et vous m’emporterez au-delà de moi-même… Michel, mon amour, mon prince, vous allez devoir partir très vite, maintenant. Quand nous sommes ensemble, nous ne voyons jamais passer le temps…
– Et pourtant, il joue contre nous… tant que c’est son cours qui nous sépare… Cécile, vos gestes de tout à l’heure nous montrent qu’il faut que vous appreniez à vous protéger… pour pouvoir les démultiplier jusqu’aux dernières limites possibles, mais dans un contexte où cela ne risquera pas de retomber en rafales sur vous…
– Comment pouvez-vous me protéger ?
– En vous emportant avec moi, dès que possible.
– J’y suis prête.
– Il faut que vous puissiez quitter votre emploi dans les meilleurs délais… et qu’ensuite, votre situation professionnelle reste comparable, mais sans plus aucune des contraintes qui pèsent actuellement sur vous. Je vais vous expliquer en quoi cela peut se manifester. Le premier point consiste à vérifier dans quel délai vous pouvez mettre un terme à votre contrat de travail. Il ne faudra d’abord rien en dire à personne, parce qu’il faut qu’entre-temps vous puissiez prendre connaissance des conditions de vie et de travail dans lesquelles vous vous trouverez selon les meilleurs délais et avec les garanties les plus sûres. Vous êtes peut-être titulaire d’un CDI ?
– Oui, depuis cinq ans.
– Vous allez donc devoir respecter un préavis de deux mois…
– Oui, je l’ai vu à travers une collègue, il n’y a pas si longtemps.
– Entre-temps, voici comment nous allons procéder – mais il faut que vous y réfléchissiez tranquillement, tout en n’hésitant pas à me proposer les adaptations que vous jugeriez nécessaires pour vous rassurer… Le premier point est que vous puissiez prendre une semaine de congés, dès que possible – nous sommes à la mi-mai. Cette semaine, nous irions la vivre chez moi, en région parisienne, et pour en consacrer un maximum de temps à travailler comme nous venons de le faire pendant deux séances. Mais là-bas, ce serait à plein temps… sans omettre évidemment tout ce qui peut faire partie de l’expression de la joie de vivre… tout simplement. Je vous ai parlé de « travail ». Continuons sur ce point. C’est là où il ne faut surtout pas se tromper, puisqu’il va s’agir de votre statut personnel et professionnel, et que vous ne pouvez rien perdre de ce que vous avez déjà obtenu par vous-même…
– Et prise dans une désespérance dont, en quelques jours, vous avez déjà su me libérer avec une facilité qui ne cesse de m’émerveiller…
– Il faut aussi veiller sur votre liberté… Chez Marionnaud, vous pouvez la reprendre en deux mois. Il faut qu’il en aille de même avec moi… si nous en restons à la seule question des revenus qui vous seront dus. Le titre qui vous sera donné, si vous acceptez ma proposition, sera celui-ci : collaboratrice de Michel J. Cuny. De fait, vous serez ma compagne, mon amour, mon inspiratrice. Votre rémunération, directe et indirecte, équivaudra à celle que vous percevez actuellement et connaitra les évolutions courantes… mais sans plus devoir être affectée – pour la part nette – aux différents frais qui pèsent sur la vie de tout un chacun : vous serez chez vous en étant chez moi, et en partageant immédiatement avec moi ce que j’ai réussi à mettre à ma disposition. Nous veillerons à ce qu’il n’y ait pas la moindre interruption entre les revenus et les protections de vos deux emplois successifs… Mais il faut, tout d’abord, que vous puissiez venir sur place avec moi – et au moins pendant une semaine – pour pouvoir bien saisir tous les éléments qui vont venir s’inscrire dans votre futur, si seulement vous vous assurez d’en avoir le désir…
– Sauvez-vous, mon amour !… Il est l’heure. Sauvez-vous, mon chéri… Je vois que vous avez été fidèle à BMW… Je l’aperçois derrière vous, la nouvelle, plus belle encore, et plus excitante, si possible, que celle qui m’a tellement fait verser de larmes à ne jamais, jamais, jamais, pouvoir m’ouvrir sa portière et m’emmener dans mes rêves et les vôtres. C’est maintenant, que cela va pouvoir se produire !… Vendredi, je saurai vous dire… « ma » semaine… Oh, mon amour. Soyez prudent !…
Michel J. Cuny
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