
J’aperçois Cécile qui s’était rapprochée du cours de l’Isère et qui réapparaît peu à peu en remontant la berge pour me rejoindre. Elle porte une jupe en jean très courte et un polo vert émeraude – les manches coupées à la moitié du bras – qui laisse deviner ses seins nus… Et puis, ainsi que je devais en voir tous les détails plus tard, elle a, aux pieds, des chaussures blanches à talons noirs, hauts et fins, avec une base légèrement épatée, tandis qu’une lanière blanche, fixée au haut de la tige, blanche elle aussi, qui remonte verticalement de l’arrière de la semelle, se déploie de chacun des deux côtés du bas de la jambe pour venir encercler la cheville. Les orteils sont visibles sous l’entrecroisement soigneusement établi de cinq lanières blanches qui se réunissent sur l’avant du pied et sous une fleur blanche délicatement épanouie.
La voici dans mes bras, et puis tout contre moi. Nous échangeons notre premier baiser d’amour, bientôt suivi de quelques autres qui se trouvent interrompus par toute une série de mots plus doux – mais aussi plus engagés – les uns que les autres.
– Venez, il y a un banc tout près d’ici ; il est un peu abrité des regards. C’est toujours là que je m’arrête quand je viens me promener, les dimanches après-midi… J’ai en effet remplacé la grande baie de la cafétéria par les berges de l’Isère… Mais l’objectif est resté le même depuis cinq ans : m’isoler du monde pour penser à vous. Il y a tout de même une énorme différence : ici, je peux me promener et lire. En général – mais il faut tout de même qu’il soit libre -, je m’installe sur ce banc-là…
– Que lisez-vous ?
– Bien sûr, pas les mêmes ouvrages que vous… Si je devais en citer qui ne me fassent pas trop honte devant vous, je serais tout de même très embarrassée… Pour le dire autrement : j’avais plutôt tendance à patiner dans la semoule !… Mais j’ai tout de même lu Simone de Beauvoir et tout spécialement Les mémoires d’une jeune fille rangée… Avant-hier, pour venir à la cafétéria, et parce que je pensais que notre conversation risquait de venir sur ce genre de sujet, j’avais emporté, dans mon sac à main, mon petit carnet où figure une phrase que j’y avais recopiée il y a peut-être deux ans maintenant, et que je vais donc pouvoir vous lire. Voici le carnet : nous n’aurons pas tout perdu… Vous y aurez aussi vu mon soutien-gorge !… Dès ma sortie, à 19 heures, je me suis précipitée ici pour y être avant vous – sauf si vous étiez arrivé en avance – et pour me glisser dans les feuillages et…, etc… Impossible de vous dire cela, et puis de négliger de vous montrer tout de suite un de mes seins… et sans même regarder s’il n’y a personne dans les environs… Voilà !… Et sans transition, Simone de Beauvoir : « Mes vingt premières années, il y a longtemps que je désirais me les raconter ; je n’ai jamais oublié les appels que j’adressais, adolescente, à la femme qui allait me résorber en elle, corps et âme : il ne resterait rien de moi, pas même une pincée de cendres ; je la conjurais de m’arracher un jour à ce néant où elle m’aurait plongée. » Voici maintenant ce que Cécile Delyle – c’est mon nom – a écrit, pour vous, sitôt que vous avez quitté la cafétéria : « Sous ton regard et sans aucune garantie de ne pas être vue par des inconnus, j’ai offert en spectacle une partie infime de ce qu’il m’aura fallu enfouir dans mon inconscient pendant des centaines d’heures, au lieu de le manifester dans le choix de mes vêtements, de mes allées et venues, de mes gestes, de mes projets à ton contact. Michel, mon chéri, je sais bien que nous allons devoir procéder très lentement, mais je ne peux pas non plus freiner les sensations que j’éprouve quand je suis en ta présence, et spécialement celles qui se centrent sur mes seins et sur mon sexe qui est lui, très manifestement, en recherche du tien… »
– Belle intrépide, vous écrivez comme un oiseau chante sur sa branche… et tout cela pour couvrir ou transmuter une angoisse terrible dont vous me semblez être restée parfaitement maîtresse. Je le sais parce que je la ressens, moi aussi, très profondément, quand je pense au fait que nous n’avions pratiquement aucune chance de voir, un jour, nos chemins se croiser à nouveau. Il se sera agi d’une affaire de deux ou trois secondes… Revoyez la scène telle qu’elle s’est déroulée. J’allais tourner sur ma gauche pour traverser la rue et me diriger vers le bar Central… et vous, vous deviez aller tout droit après les passages cloutés… Nous avons frôlé le pire : être si près l’un de l’autre, et risquer de ne pas en avoir la moindre intuition… Or, je découvre à quel point vous avez pris et tenu un engagement envers ma personne, sans que j’en sache rien… et, si l’on peut dire, à la desperado !… Il y a une première urgence. Comme je vous l’ai dit : il nous faut stabiliser votre situation personnelle et professionnelle.
– J’ai donc regardé comment j’allais pouvoir me libérer pendant une semaine complète et le plus rapidement possible… Je passe sur les détails, et je vous dis tout de suite que j’ai effectivement deux possibilités… Encore faut-il, toutefois, que cela concorde avec vos propres impératifs, si vous voulez que cette semaine-là soit consacrée à un travail aussi intense que possible… avec vous et chez vous. Voilà où j’en suis : je vais pouvoir prendre trois semaines de congés payés en juillet. En principe, je dois passer environ quinze jours chez ma mère, à Lyon. Notre semaine peut être placée au tout début du mois, ou après le 14… Voici précisément ce que sont les dates… La première semaine de juillet va du lundi 3 au samedi 8, et la troisième, du lundi 17 au samedi 22… Le séjour chez ma mère peut être décalé d’un côté ou de l’autre…
– Pour moi, en juillet, il n’y a plus aucune contrainte extérieure, il en va de même pour le mois d’août. Si nous choisissons la première semaine de juillet, dès le lundi 11, vous pourrez envoyer votre lettre de démission et, dans les jours suivants, dire à votre maman de quoi votre nouvelle vie sera faite, tout en recueillant ses premières impressions.
– Il me semble que je rêve… Je partirais avec vous pour toute une semaine… Incroyable !
– Il faudrait maintenant que vous m’indiquiez comment votre emploi du temps est organisé, comment vos heures de travail sont distribuées et – je sais que cela peut être délicat pour vous – me dire le montant de votre rémunération nette, étant entendu que, pour le reste, votre contrat de travail avec moi devra garantir tous vos droits sociaux au même niveau que ceux dont vous disposez aujourd’hui.
– J’ai un CDI pour une durée de travail hebdomadaire de 32 heures. Elles sont réparties de la façon suivante… Lundi, mardi, jeudi, vendredi : 13 heures – 19 heures. Mercredi : 9 heures 30 – 12 heures. Samedi : 13 heures 30 – 19 heures. Ma rémunération mensuelle nette est tout juste en dessous de 1.800 euros.
– Nous la placerons donc à 1.800 euros, et nous nous organiserons pour que votre dernier jour de contrat avec Marionnaud soit, dès le lendemain, suivi du premier jour qui fera de vous la « collaboratrice de Michel J. Cuny, écrivain-éditeur ». Voilà pour le côté officiel.
– Je ne sais évidemment pas quoi dire… Mais je comprends très bien pourquoi vous tenez à me faire vivre, dès que possible et de l’intérieur, ce qui sera ma condition future. Pour rien au monde, je ne souhaiterais faire un pas de côté. Désormais, que vaudrait ma pauvre vie, sans vous ?… En principe, j’aime mon métier. Je l’aime même beaucoup, mais, à l’instant, en me tenant tout contre vous, je le déteste… tout simplement. En dehors de ces heures captives que je viens d’égrener pour vous les faire connaître, que me reste-t-il de vie ?
– Reprenons le fil des événements à venir : avant cette semaine si particulière, votre temps de travail s’arrêtera le samedi 1er juillet à 19 heures… Nous n’allons, bien sûr, pas attendre le lundi 3 pour nous mettre en route… Ensuite, quand sera venu le moment de rejoindre votre maman à Lyon, je vous y emmènerai, et je partirai très vite pour rejoindre ma sœur Christine dans les Vosges. Selon le jour que vous choisirez pour rentrer à Romans, je viendrai vous prendre à Lyon chez votre maman.
– Vous avez une sœur qui s’appelle Christine…
– Oui, Cécile. Elle est plus jeune que moi de quatorze années.
– C’est étrange : dans le temps, elle est à peu près au milieu de nous deux…
– Oui, et elle est née le même jour de l’année que vous, c’est-à-dire le 17 juillet… 1964. Vous découvrirez peu à peu le rôle essentiel qu’elle occupe dans ma vie, et tout spécialement dans le cadre professionnel, mais pas seulement, bien loin de là.
– Vous me disiez que nous n’attendrions pas le lundi 3… Il faudra que je me renseigne auprès de certaines de mes collègues en leur proposant d’échanger quelques heures… Je ferais deux matinées contre cet après-midi du samedi.
– Dans ce cas, je pourrais venir vous prendre chez vous samedi, en fin de matinée par exemple…
– Je sens, une nouvelle fois, que je deviens complètement folle. Ceci dit, il faudra que je prépare le terrain auprès de la direction… C’est qu’après les congés payés, il ne faut pas qu’on puisse me pourrir la vie… On ne sait jamais. Mais, normalement, tout cela devrait se passer simplement. Il y a beaucoup de rotations dans ce genre de métier… Michel, j’ai tout à coup envie de me donner à vous… en image… ici-même…
Michel J. Cuny
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