
– Sur ce banc, je lisais… mais j’imaginais aussi toutes sortes de situations dans lesquelles je pouvais caresser votre corps ou recevoir, sur le mien, vos gestes les plus tendres et les plus audacieux. En général, je prenais feu, tout en n’y pouvant pas remédier immédiatement… Ce feu se saisissait à nouveau de moi dès que je rentrais à mon domicile, et, la plupart du temps, je m’enflammais d’autant plus rapidement que j’allais y retrouver des folies dont je n’oserais pas même vous rapporter les plus bénignes. Dans ces moments-là, plus rien d’autre ne comptait, pour moi, que la dimension de la jouissance que j’allais pouvoir atteindre… avec vous et grâce à vous. Comment, alors, imaginer qu’un jour vous seriez là, à l’endroit de mes rêves éveillés ? Et comment vous offrir, en retour, le spectacle de mon corps ouvert, et puis tout vibrant de vous, sans pour autant perdre le fil de la recommandation que vous m’avez faite de me protéger… alors qu’ici, et même à cette heure tardive, un œil indiscret peut paraître, pour qui je ne serais peut-être pas totalement une inconnue puisque je suis tout de même romanaise ?… Mais, je ne peux plus y résister, et il faut que je fasse honneur à l’instant présent, qui ne reviendra plus jamais avec cette même charge d’émotion et de… vice.
– Il faudrait donc le pérenniser, diabolique Cécile…
– Le pouvons-nous ?
– Oui, tout en en faisant le point de départ précis d’une série qui pourra s’étendre aussi loin dans le temps et dans le scandale que vous le souhaiterez. J’ai un appareil photographique – argentique – d’excellente qualité dans ma voiture. Je vous quitte pour deux petites minutes…
– Et je me prépare à prendre une pose rien qu’à moitié scandaleuse… mais tout de même…
Revenu à cinquante pas d’elle, je la vois allongée sur le banc. Redisons sa vêture et les chaussures qu’elle porte, comme s’il s’agissait de ses armoiries : « courte jupe en jean, polo vert émeraude sur tétons dénudés, festival de lanières blanches émergeant d’un éperon noir, et blanche fleur trônant au pied d’une reine… » Au moment de la première prise de vue, Cécile est placée longitudinalement sur le banc. Ses jambes, la gauche à l’horizontale, la droite assez haut repliée, sont à ma gauche, sa tête, relevée par l’appui que lui donne son coude gauche replié, est à ma droite. Maintenant repoussé jusqu’à son cou, son polo me livre ses seins à nu, tandis que sa main droite aura d’abord reposé sur son genou…
– Dès que tu t’es éloigné, mon chéri, j’ai enlevé le bas… Tourne, je t’en supplie, autour de ce monument que je t’offre… À dix reprises, fixe-en le meilleur, et jusqu’à ce que mon doigt vienne s’enfoncer là où j’attends ton sexe depuis si longtemps…
Peut-être avons-nous couru pour rejoindre les feuillages bien plus denses, dont Cécile avait pris la précaution, les jours précédents, de vérifier jusqu’à quel point ils pouvaient être accueillants pour une troublante pratique… dont je me garderai de dire ici un mot de plus…
– Eh bien, me voici redevenue parfaitement présentable, sauf à déplorer que mon polo vert, etc… Goulue, mais maladroite… ou bien encore : trop perverse pour se priver de se faire une décoration de quelques éclats… Je t’aime, Michel. Mais déjà, il se fait tard… Quand reviendrez-vous ?
– Retournons vers notre banc, redoutable technicienne du sexe !… Je vais vous le dire. Si nous reprenons à peu près correctement nos esprits, nous pouvons imaginer que nous sommes effectivement le vendredi 19. Si vous êtes d’accord, je viendrai vous prendre au pied de votre immeuble – puisque vous m’avez indiqué où il se trouve – mercredi prochain à 14 heures. Nous nous rendrons immédiatement à la cafétéria Casino qui se trouve à l’entrée de Valence. Ce sera notre deuxième séance de travail… mais plus longue, celle-ci. Aux approches de 19 heures, nous rejoindrons, en ville, le restaurant Le Victor Hugo. Je vous reconduirai chez vous relativement tôt, toutefois, car, immédiatement, je partirai dans la direction de Munich, en Allemagne, où je resterai plusieurs jours, c’est-à-dire jusqu’à la nuit du lundi au mardi…
– Vous allez devoir rouler toute la nuit, pour aller aussi loin !… Combien y a-t-il de kilomètres ?
– Un peu plus de 600, mais ma nuit de mercredi soir est déjà retenue dans un hôtel, proche de l’autoroute, à la hauteur de Genève. Je n’aurai donc, d’abord, que 180 kilomètres à parcourir…
– Vous parlez la langue allemande ?
– Non. C’est Christine qui s’est chargée de prendre tous les contacts nécessaires… Je vous expliquerai tout cela bientôt.
– Je comprends qu’il vous faille une telle voiture !… Je n’ose pas trop la regarder pour l’instant… Mais décidément, je vais de surprise en surprise. Surtout, il ne faut pas me reconduire chez moi avec elle, ce soir. Voilà qui nous économisera quelques précieuses minutes. Et puis, je resterai ici, pour rêver un peu… beaucoup ?… Et j’irai revoir l’endroit où ce qui s’est passé s’est passé… et peut-être en me touchant un peu, tellement c’est resté fort en moi… Sur quoi travaillerons-nous, mercredi prochain ? Vous me devez la suite des aventures de monsieur Breuer auprès de mademoiselle Anna O. Vous ne me direz pas qu’elle a été aussi impudente que moi. J’en serais tout de même un peu choquée… Auprès de vous, je veux conserver la primeur de mes petits crimes d’amour… Comment ferez-vous, si vous ne parlez pas la langue du pays ?
– C’est que je la lis… et que je la traduis…
– Freud, par exemple… comme pour l’Inconscient.
– Eh oui ! Le malheur, c’est que je vais devoir être capable de traduire l’ensemble de ses œuvres, parce que je dois pouvoir entrer dans le questionnement qui était le sien en y incluant au moins une partie de son propre ressenti, et celui-ci ne peut provenir, pour l’essentiel, que de ce qu’il y a de plus profond dans la langue allemande. Mais la parler, c’est, pour moi, un très gros problème… En fait, je n’ai jamais vraiment essayé. Cette fois-ci, peut-être…
– Pourquoi Munich ?
– C’est qu’il s’y trouve une archive que je ne parviens pas à me procurer à distance. Mais ce n’est pas la seule raison. Christine a réussi à me mettre en contact avec un analyste allemand qui s’intéresse plus particulièrement à la période que j’étudie en ce moment… et qui est prêt à m’aider pour rassembler les originaux allemands qui vont m’être nécessaires. Or, même si son français n’est pas exempt de quelques approximations, je n’éprouve pas la moindre difficulté pour le comprendre au téléphone… Je vais maintenant vous dire comment tout cela a commencé. Il nous faut revenir en 1895.
– Vingt ans, tout juste, avant le texte sur l’Inconscient… Vingt ans de travail, j’imagine…
– Oui. Pour Freud, cette année-là était déjà vraiment une année-charnière. Je ne pourrai pas vous montrer cela tout de suite, mais il s’agit d’un moment essentiel pour les liens qui peuvent être établis rétrospectivement – à partir de lui – entre les positions philosophiques – c’est-à-dire matérialistes – de Sigmund Freud et celles de… Karl Marx.
– Vous êtes décidément surprenant par les bonds que vous faites d’un univers à l’autre !…
– Mais Freud aussi !… Vous le constaterez bientôt. En 1895, Freud et Breuer publient ensemble Les Études sur l’hystérie… Et la même année, le plus jeune d’entre eux se jette à la gorge d’un très important psychiatre de Munich : Löwenfeld… qui a osé mettre en cause certains résultats que lui, Freud, a publiés dans une revue spécialisée. C’est pour mettre la main sur cette publication-là, que j’ai décidé de me rendre à Munich… Grâce à Christine, je peux voir un peu plus large, mais les vrais résultats ne pourront se manifester que dans quelques années sans doute… Il faut savoir être patient… et tenace.
– Michel, mon chéri, je crois que vous allez devoir me quitter pour vous rendre en Avignon… Mercredi prochain, dès que vous vous rapprocherez de Romans vers 14 heures, vous pourrez faire sonner mon portable. Aussitôt je descendrai de mon appartement pour être sur le trottoir d’en face lorsque votre voiture arrivera… Oh, mon amour !… Quel moment !… Je peux à peine y penser !… Sauve-toi vite, dangereux séducteur… Je retourne tout de suite à nos folies dans les buissons… Je t’aime !…
Michel J. Cuny
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