
Nous nous sommes donc installé(e), Cécile et moi, face à face, tout contre la grande vitre extérieure. Entre-temps, elle était allée prendre, en déployant son pas discrètement chaloupé, notre dessert et nos petits crèmes désormais rituels… Nous entamions une très longue séance de travail qui serait entre-coupée par deux démarches comparables, à l’occasion desquelles le son émis par ses talons et le balancement de sa robe feraient venir sur elle, à chaque fois, les regards des personnes les plus proches de sa zone de passage… Revenue à notre table, elle en riait avec une joie sans mélange… me promettant d’appuyer plus encore la fois suivante…
Mais, très vite, son regard avait retrouvé ce grand sérieux que j’en venais à lui connaître bien. Et cet après-midi-là, tout avait commencé de la façon suivante…
– J’avais relevé le début des différentes phrases où il était question de psychanalyse. Il y en avait treize, qui délimitaient, en quelque sorte, la sphère d’influence de celle-ci en 1915 dans les questions qui l’intéressaient. Il m’a semblé qu’il s’agissait d’une zone de combat… Mais c’est un commentaire tout personnel de quelqu’un qui n’y connaît encore rien, bien sûr. Dans un second temps, j’ai repris la première phrase dans son entier. Je vous la lis : « La psychanalyse nous a appris que la nature du processus de refoulement ne consiste pas à supprimer, à anéantir, une représentation représentant la pulsion, mais à lui interdire de devenir consciente. » Vous m’avez recommandé de remplacer, mentalement, « représentation » par « mot« . Nous avons donc un mot qui représente une pulsion… Il va lui être interdit de devenir conscient… Imaginons qu’il soit prononcé devant moi… Je l’entends… mais il glisse sur ma conscience… parce qu’aussitôt, je pense à autre chose… pour m’interdire de l’entendre, lui, et d’en tenir compte. Il est refoulé… Il est parti ailleurs… Sans doute l’avait-il été auparavant déjà. Voici donc un mot qui, selon le contexte, appartiendra à mon inconscient. C’est ce qu’enseigne la psychanalyse.
– Il me semble que vous faites cette analyse – car c’en est une : une analyse de texte – en toute confiance…
– Oui. On pourrait dire que j’y mettrais ma main à couper… Ma première raison, c’est ma confiance absolue en vous. Le texte de Freud m’est venu de vous, parce que vous-même vous lui faites une confiance absolue, sans pour autant perdre votre sens critique par rapport à ce qu’il a pu élaborer. Mais vous ne mettez en doute ni sa bonne foi, ni le temps de travail qu’il a consacré aux troubles psychiques. La seconde raison, ce sont les heures que j’ai déjà moi-même consacrées à la lecture de l’Inconscient, aux notes que j’y ai prises et aux dessins que j’ai faits à partir des différents mots qu’il met en relation… Pour la première phrase, voici comment j’ai fini par la comprendre…

– Docte Cécile, je suis maintenant très curieux de savoir comment les choses se seront passées avec la deuxième survenue de la psychanalyse dans le texte de l’Inconscient…
– Malheureusement, c’est un peu plus difficile, parce que, pour comprendre cette phrase-là, il faut reprendre tout le paragraphe auquel elle appartient. Voici ce que cela donne :
« Comment pouvons-nous parvenir à connaître l’inconscient ? Naturellement, nous ne le connaissons que de façon consciente, après qu’il a subi une transposition ou une traduction en quelque chose de conscient. Le travail psychanalytique nous permet de faire l’expérience quotidienne qu’une telle traduction est possible. Pour cela il est nécessaire que l’analysé surmonte certaines résistances, les mêmes qui, en leur temps, ont transformé, par rejet, ce qui était conscient en quelque chose qui a été refoulé. » Voici ce que j’en ai tiré :

– Continuez, mon amour, c’est décidément trop fort, mais ne laissez pas refroidir votre café…
– Je l’avais complément oublié… Troisième séance… « Le refus obstiné du caractère psychique des actes psychiques latents s’explique par ceci que la plupart des phénomènes pris en considération n’ont pas été un objet d’étude, à l’exception de la psychanalyse. » Voilà pourquoi je vous ai parlé, tout à l’heure, d’une zone de combat… La psychanalyse fait ce que d’autres n’ont pas fait… et qu’ils auraient peut-être dû faire… J’ai cherché qui pouvaient être ces gens-là… J’ai donc dérapé gentiment sur la phrase suivante. Je vous la lis, et puis je finirai mon café…
« Celui qui ne connaît pas les faits pathologiques, qui prend les actes manqués des individus normaux pour des coïncidences, et qui s’en tient à ce vieil adage selon lequel les rêves ne seraient que de l’écume, n’a plus alors qu’à négliger encore quelques énigmes de la psychologie de la conscience pour s’épargner l’hypothèse d’une activité psychique inconsciente. »
– Je trouve extraordinaire votre façon de procéder, ma belle chérie… Elle me fait penser à Jacques Lacan…
– N’était-il pas un élève de Freud ?… Ou je me trompe… De toute façon, je ne connais absolument rien de son travail…
– Ce n’était pas directement un élève de Freud… À ce sujet, on ne peut pas non plus utiliser le mot de « disciple »… Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré sa fille Judith… Mais ne nous égarons pas. Je vais vous dire pourquoi je pense à lui en découvrant la méthode de travail que je vous vois utiliser. Il s’agit de ce que les matelassiers appellent un « point de capiton ». L’aiguille va d’une surface à une autre pour réunir deux tissus dont l’un est au-dessus, l’autre en-dessous. Imaginez la surface horizontale d’un fauteuil. En plaçant des points de capiton aux endroits recommandés par les gens du métier, c’est toute la stabilité de cette surface qui va être assurée au fil du temps… Effectivement, chez Freud il y a du combat… et parfois du très rude. Pour aborder ce combat, vous vous êtes appuyée sur les mots de la famille « psychanalyse ». On dirait qu’en conséquence de cela, vous êtes directement tombée sur des « points de capiton », c’est-à-dire sur les endroits où les liaisons se font à l’intérieur de la psychanalyse, avec la qualité de solidité qui leur a été conférée par Sigmund Freud. Ma chérie, autant vous le dire tout de suite : j’en ai la chair de poule…
– Parlez-moi de Breuer… Michel, mon amour, qu’allons-nous devenir ?… J’ai tout à coup l’impression que nous sommes tout petits face à quelque chose de terrible : l’Inconscient. Est-ce que je me trompe ?…
Michel J. Cuny
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