
– Voici donc les derniers mots de Josef Breuer que je vous avais cités : « J’arrivais le soir, au moment où je la savais plongée dans son état d’hypnose et la débarrassais de toutes les réserves de fantasmes accumulées depuis ma dernière visite. » Qu’en pensez-vous, perspicace Cécile ?
– Sur le coup, quelque chose m’avait un peu choquée… Après cette seconde lecture, je vois d’où cela vient… J’espère ne pas trop me rendre ridicule… N’empêche : ça ne passe toujours pas… Sous hypnose, Anna O. parle… sans doute en manifestant des sentiments, des émotions, etc., mais surtout en utilisant des mots… précis… qui viennent dire ses fantasmes accumulés tout au long de l’absence de Breuer…. Et lui, que fait-il ?… Il l’en débarrasse. Il ne nous dit pas vraiment comment… Peut-être rien qu’en leur prêtant une certaine attention… Et puis, hop, à la poubelle, les « représentations » !… C’est donc bien que la psychanalyse n’était pas encore là… puisqu’il me semble qu’au contraire, elle tient le plus grand compte des mots qui sont prononcés, justement, pendant la séance d’analyse… Je comprends bien qu’il est impossible de mettre en cause Breuer pour une technique qui ne serait pratiquée qu’après lui… Mais s’il faut voir en lui un précurseur, d’où vient qu’il ait pu ouvrir la voie à Freud, alors qu’ici il semble ne faire que refermer une porte… plutôt que d’aller voir où elle pouvait le mener ?…
– Où elle pouvait le mener… Vous ne croyez pas si bien dire, ma chérie… Je pense, d’ailleurs, que vous allez en être vous-même un peu choquée… tandis que Breuer fait comme s’il ne comprenait rien aux moyens dont Anna O. se sert pour qualifier, en un anglais qu’il traduit aussitôt, ce qui est en train de se passer entre eux, dans l’intimité d’un vrai tête-à-tête : « Elle avait donné à ce procédé le nom bien approprié et sérieux de « talking cure » (cure par la parole) et le nom humoristique de « chimney sweeping » (ramonage). »
– Pour ma part, j’ai certainement trop bien entendu… Il semble donc y avoir un parallèle saisissant entre la parole et l’activité sexuelle… « Ramonage », tout de même, cela ne peut laisser personne indifférent… Breuer, si ?… À mon avis, il avait parfaitement compris.
– Passons à la suite : « Elle savait qu’après avoir parlé, elle aurait perdu tout son entêtement et toute son « énergie ». ». Vous ne le voyez pas, mais le mot « énergie » est placé, par Breuer, entre des guillemets.
– Si tout cela se passe dans un conteste de sexualité… exacerbée…, cette énergie me semble devoir être la libido elle-même, c’est-à-dire l’énergie sexuelle.
– Voilà qui est très important, Cécile. D’une façon générale, l’énergie se définit par sa quantité. Chez Freud, elle va recevoir la qualification de « facteur quantitatif ». C’est ce qui fait de lui un auteur matérialiste : ici, quelque chose est mesurable… qui peut varier dans sa quantité, et produire donc des effets particuliers selon qu’il se glisse ici, ou qu’il se retire de là…
– Admettons que j’aille nous chercher des cafés crème et quelques petites pâtisseries, et que je le fasse avec une certaine désinvolture amoureuse, est-ce que cela pourrait augmenter nos quantités respectives de libido ?… et jusqu’à nous donner les moyens d’entrer dans des débordements particulièrement condamnables du point de vue de la décence publique ?
– Mais oui, bien sûr… Toutefois, je peux bien vous le dire : c’est aussi cette énergie-là que nous venons de dépenser, sans doute dans des proportions assez conséquentes, en travaillant comme nous l’avons fait… De la libido, Cécile, ma chérie, nous devons en faire une nouvelle provision… en nous alimentant, en nous restaurant, et en nous aimant par les mots que nous échangeons, tout autant que par les tentations très directement sexuelles que vos gestes vont, tout de suite, susciter en vous autant qu’en moi… Mais, faites attention à la loi du lieu… Car c’est elle qui sert d’appui à la création de libido… Ainsi, à sa façon, le frôlement subversif de la loi fait augmenter les quantités d’énergie qui trouveront à s’investir dans la suite de notre travail ici, mais aussi de nos discussions sur la terrasse du Victor Hugo, et des débordements qui vont se saisir de nous tout à côté du flot des véhicules de la voie rapide… et de la morale qui y transite…
– Vous me rendez très dangereuse pour la morale publique… Ceci dit : je pense que je peux conserver, pour la BMW de la tombée de la nuit, un maximum de ce qui va naître, dans mon corps et pour vous, quand, après avoir récupéré un plateau vide, je feindrai de revenir vers vous pour vous permettre de confirmer vos choix. D’une main, je tiendrai le plateau pour m’en faire un bouclier qui, pendant que nous paraitrons ne pas savoir prendre une décision rapide, masquera mon autre main caressant mon entre-jambes, par-dessus ma robe, mais jusqu’à ce que se répande, dans mon vagin, l’élixir d’amour… Ce qui est déjà en voie de réalisation… Je t’aime.
Munie de l’objet en question, Cécile revient vers notre table, jette un rapide regard autour de nous… se caresse doucement, tandis que peu à peu son visage se raidit et qu’un petit halètement vient se répéter sur ses lèvres…
Chargée des victuailles, et le corps tout tremblant, elle murmure, sans encore s’asseoir…
– Je suis mouillée, mouillée, mouillée ! Heureusement, j’ai ce qu’il faut dans mon sac à main… Je reviens vite, mais ne laissez pas refroidir votre café… Terrible, la libido, quand elle s’y met !… N’empêche, immédiatement après, nous allons nous remettre au travail pour équilibrer un peu tout cela. Mais, qu’est-ce que je t’aime !…
Fin du petit intermède…
– Extraordinaire petite fontaine d’amour, rendons-nous maintenant un peu plus loin dans les explications fournies par Breuer. Il en arrive à constater que les différents symptômes peuvent disparaître après que la cure par la parole qui concerne chacun d’eux a fait s’éloigner l’énergie qui s’y trouvait liée. Or… « Ce qui avait provoqué le symptôme considéré était toujours une frayeur ressentie pendant qu’elle soignait son père, un oubli de sa part, etc. »
– Pour moi, il ne pourrait absolument pas être question de cela… Officiellement, je suis née de père inconnu… Je vous expliquerai cela à un autre moment… Que se sera-t-il donc passé entre Anna O. et son papa, très malade jusqu’à en mourir ?…
– C’est ici, effectivement, que cela se gâte : « Une fois même, le traitement se trouva quelque temps arrêté parce qu’un certain souvenir n’arrivait pas à resurgir : il s’agissait d’une hallucination qui terrifiait la malade : elle avait vu son père, qu’elle soignait, avec une tête de mort. »
– Une préfiguration de ce qui devait se produire quelques temps plus tard… Serait-ce cette mort inéluctablement liée à l’amour dont vous m’avez parlé ?
– Nous ne pouvons pas encore le savoir… Par contre, alors que, jusqu’après présent, Breuer ne nous avait pas du tout parlé de la mère d’Anna O., ici nous la voyons apparaître… pour disparaître aussitôt… « En juillet 1880, un abcès subpleural rendit son père gravement malade. Anna et sa mère se partagèrent les soins à donner. La jeune fille se réveilla une nuit dans un état de grande angoisse et d’attente anxieuse : le malade était très fiévreux et l’on attendait de Vienne l’arrivée du chirurgien qui devait procéder à l’opération. La mère s’était éloignée pour quelques moments et Anna, assise auprès du lit, avait le bras droit appuyé sur le dossier de sa chaise. »
– Allons bon… Pourquoi nous donner ce renseignement si précis ? Que va-t-il donc en sortir. Vous me faites un peu peur, Michel, mon chéri…
– Vous n’avez pas tort de vous inquiéter, mais nous allons faire face à la « chose » – j’appuie sur ce mot qui, en latin, se traduit par « causa », la « cause »… Mon amour, souvenez-vous de ce mouvement de recul que vous avez eu tout à l’heure – et c’était justement au moment où nous allions revenir à notre lecture de Breuer…
– Oui, d’un seul coup, sans crier gare, j’ai dit : « Qu’allons-nous devenir ?… » et puis, à peu près ceci : « Il y a quelque chose de terrible devant nous : l’Inconscient…
– Pour une seconde, ma chérie, nous allons quitter Breuer pour le Freud de la maturité, pourrions-nous dire… Si vous me donnez l’une de vos grandes feuilles, je vais y écrire une formule essentielle, qui est une forme de résumé des enjeux de la psychanalyse, mais aussi de nos vies telles que nous les vivons… Elle se trouve dans les Nouvelles Conférences qui ont été publiées en 1932, six ans avant la disparition de Freud lui-même. Regardez-la pendant que je vous la lis : « Wo Es war, soll Ich werden » En français, elle peut se traduire de diverses manières. Dans un premier temps, je vais vous donner le mot français qui correspond, de façon banale, à chaque mot allemand…
– Je vous écoute, et je note au fur et à mesure…
– Wo = Où ; Es = Ça ; war = était ; soll = dois- ; Ich = Je ; werden = devenir.
– Je vous lis, à la queue-leu-leu, ce que j’ai écrit : « Où Ça était, dois-Je devenir ».
– Ma chérie, le Ça, c’est l’inconscient. Nous avons donc : « Où l’inconscient était… » C’est ici qu’il faut reprendre votre propre phrase qui commençait par « Il y a quelque chose…
– …de terrible devant nous : l’Inconscient…
– La suite de la formule de Freud pourrait être rendue comme ceci : « Je dois advenir. » Que me disiez-vous, tout à l’heure, avant… « Il y a quelque chose… »
– Attendez que je m’y remette… C’était : « Qu’allons-nous devenir ?… » Maintenant, j’ai tout noté… Admettons que j’essaie de réunir la formule de Freud avec ce qui vient de nous. Je pourrais donc dire : « Devant nous, il y a le terrible inconscient ; c’est là que nous devons venir… advenir… »
Par la parole, mon amour… Et en toute simplicité, pourrions-nous dire….
Michel J. Cuny
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