
– Je vais sortir ma petite règle de mon sac à main, et encadrer le très beau travail que nous venons de réaliser ensemble, mon amour… Voilà !… N’est-ce pas, que c’est très fort !… À mon avis, l’ « Inconscient » commence à trembler un peu !… Nous en étions donc au moment où, de façon sans doute exceptionnelle, Anna O. se trouvait seule avec son père, C’est que la mère était momentanément absente…
– Très bien. Je vous lis la suite des notes de Josef Breuer : « Elle tomba dans un état de rêverie et aperçut, comme sortant du mur, un serpent noir qui s’avançait vers le malade pour le mordre. ».
– Michel, je vais dire quelque chose de monstrueux, peut-être… avec une grosse chance de me tromper… Du fait des positions prises par Freud, le rôle du sexe ne peut pas être éliminé a priori dans la question de l’hystérie… Mais ici, entre un père et sa fille, ce serait extrêmement choquant… N’empêche, ce « serpent noir », ne serait-ce pas un mot pour dire la « pulsion »… ou encore la « poussée » ?… C’est ici que je commence sans doute à dérailler gravement… Mais, tout de même… Je ferme les yeux, tellement j’ai honte de ce que je vais vous dire : s’agirait-il d’une manifestation de la libido sexuelle ?… entre une fille et son père ?… et parce que la maman n’est pas là ?… sans qu’il soit possible d’exclure qu’elle revienne très vite… au moins en imagination ?
– En effet, cette pulsion – si nous la disons « sexuelle », – de qui part-elle, et qui vise-t-elle ?… Breuer nous dit qu’elle sort du mur, et qu’elle s’avance « vers le malade pour le mordre »…
– Anna O. n’y serait donc pour rien…
– Je vous sens très déçue, petite coquine…
– Eh bien, oui… C’est que je m’identifie à elle… Comment pourrais-je faire autrement ?… C’est assez excitant, cette affaire !… À peine on met le petit doigt (tiens, que vient-il faire là ?) dans la psychanalyse, et aussitôt, la luxure s’y manifeste dans tous les sens…
– Vous ne croyez pas si bien dire, Cécile… D’un bout à l’autre, toutes les phrases que nous prononçons sont justiciables de ce phénomène éminemment « érotique » qu’est la production de liaison des mots entre eux…
– C’est du sexe !…
– Oui, mais en dernier ressort seulement… Ce peut être aussi… la mort…
– Celle que veut peut-être infliger le serpent au père… dans l’affaire qui nous occupe… Mais que va faire la fille, la mère étant encore loin peut-être ?
– Voici la réponse de Breuer : « Elle voulut mettre en fuite l’animal, mais resta comme paralysée, le bras droit « endormi », insensible et devenu parésique, pendant sur le dossier de la chaise. » Vous pouvez remplacer « parésique » par « entravé dans ses contractions »… Mais ce n’est pas tout : « En regardant ce bras, elle vit ses doigts se transformer en petits serpents à tête de mort (les ongles). »
– Cette affaire de serpent qui se glisse entre deux personnes de sexe différent me fait penser à l’affaire d’Adam et d’Ève… Je crois que la tentation y est orientée vers l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, et qu’Ève y succombe selon la proposition qui lui en est faite par Satan…
– Avec la mort désormais au bout de la vie de tous les humains… Un rapport sexuel « réussi », un enfant qui naît, et voici une nouvelle proie pour la mort…
– Michel, il me vient tout à coup cette constatation : Breuer nous aura au moins permis d’atteindre cet endroit-là de notre pauvre condition humaine… La vie, la mort, et entre elles, la place vide – du sexe – qu’il revenait à Freud de combler.
– Et grâce à Anna O. elle-même, ma belle chérie… Il faut que vous ayez toujours cela à l’esprit… Toutefois, ce qui s’installait entre elle et lui a reçu une tournure telle qu’il a pris peur… de comprendre, de trop bien comprendre… Ainsi, comme il le souligne : « Je ne regrette pas trop que le caractère incomplet de mes notes m’empêche de ramener tous les symptômes hystériques à leurs motivations. »
– Je trouve tout cela particulièrement déchirant… et terriblement honnête.
– C’est ici que nous devons associer Freud à Breuer. En effet, ces extraits, que nous avons utilisés, se trouvent dans Les Études sur l’hystérie qu’ils ont publiées ensemble en 1895. Ils y ont ajouté un Avant-propos dont il faut que je vous lise deux passages relativement longs… Voici le premier : « Ce serait commettre un grave abus de confiance que de publier de pareilles observations en négligeant le risque de faire reconnaître les malades et de répandre, dans leur milieu, des faits confiés au seul médecin. C’est pourquoi nous avons renoncé à publier les observations les plus instructives et les plus convaincantes. Nous parlons évidemment là de cas où les relations sexuelles et conjugales prennent une importance étiologique. » Dans le cas d’Anna O., ce serait tout particulièrement vrai, puisque sa vie ultérieure avait fait d’elle une personne d’assez grande importance, connue sous le nom de Bertha Pappenheim. Et voici le second extrait : « Il s’ensuit que nous avons rarement été en mesure de justifier complètement l’opinion que nous avons pu nous faire et qui est la suivante : c’est à la sexualité, source de traumatismes psychiques, et facteur motivant du rejet et du refoulement de certaines représentations hors du conscient, qu’incombe, dans la pathogenèse de l’hystérie, un rôle prédominant. »
– Tous les deux se trouvent réunis sur cette question-là… Pourquoi donc Breuer a-t-il finalement refusé de s’investir davantage sur ce même terrain ?
– C’est qu’il avait vécu tous ces événements en 1880 – quinze ans avant la publication des Études – et cela, dans une solitude sans doute quasi absolue… Il y avait pris peur de quelque chose qui aura viré au traumatisme… C’est qu’il y avait eu une sorte d’insistance dans les images qui venaient frapper Anna O. en émettant un signal resté inquiétant. En voici un exemple, qu’il rapporte de la façon suivante :
« Quand, un autre jour, elle voulut enlever du buisson où il avait été lancé pendant un jeu, un certain anneau, une branche tordue ramena l’hallucination du serpent et de nouveau le bras droit se trouva raidi. Et le fait se renouvelait chaque fois qu’un objet pouvant plus ou moins rappeler un serpent provoquait l’hallucination. »
– Est-ce typique de l’hystérie ?
– Oui, lorsque cela prend cette forme-là, et si directement… Mais cela ressemble aussi à ce qui s’appelle une phobie… tant qu’elle ne vire pas, elle aussi, à l’hallucination…
– Michel, il me vient quelque chose que je vais devoir vous dire maintenant… et qui me concerne très personnellement… Il faudrait que vous me donniez votre main. Dans la dernière phrase de Breuer, il y a ceci, à propos du serpent : « le bras droit se trouva raidi »… Je vais essayer de vous le demander les yeux dans les yeux : s’agit-il de l’érection du membre viril ?…
– Oui, Cécile.
– À l’occasion d’une commande de vêtements auprès d’un magasin de vente par correspondance – et alors que j’étais tout juste devenue indépendante de ma mère, et déjà installée dans l’appartement où je suis aujourd’hui encore -, j’ai fait l’acquisition d’un certain objet… et, très délibérément, mais avec le plus de douceur possible… je me suis déflorée moi-même… Avant de prendre votre sexe dans mes mains, dans ma bouche, et d’en obtenir la sève, à force de le caresser comme aurait fait une habituée, je n’avais jamais touché celui d’aucun homme… Il y a longtemps déjà, des vidéos m’ont aidée à savoir tout ce qu’il est possible d’oser en matière de sexualité plus ou moins débridée… Voici la femme que je suis, mon amour, est toujours telle, jusqu’à ces trois derniers jours. Même mes anciennes folies, au long de toutes ces années, n’auront jamais été que pour toi, lorsque j’étais seule sur mon lit à jouir de toi… Cécile Delyle est née de père inconnu… de sexe masculin inconnu… Devant moi, ma mère ne l’aura toujours désigné que par un « il » qui ne faisait que répéter la terminaison de mon prénom et de mon nom… « Il »… Elle n’avait rien fait pour remettre la main sur lui… Elle m’a élevée toute seule, et c’est ce qui m’a portée à ne pas peser sur elle plus que nécessaire… Dès que possible, j’ai quitté les études secondaires pour prendre ce travail à la cafétéria, et puis, elle a dû partir à Lyon pour son travail : elle est infirmière à l’hôpital Édouard Herriot… Le sexe masculin érigé… et dangereux à en mourir, j’en suis, en quelque sorte, une des illustrations possibles… J’ai voulu devenir femme sans en subir la loi… Mais puisque vous me dites que la moindre phrase peut emporter des liaisons d’amour à n’en plus finir, je veux bien m’inscrire sous la loi de votre amour…
De fait, il ne s’agissait plus d’unir sa main et la mienne… Désormais, elles étaient toutes les quatre réunies, et ne suffisaient plus à manifester, à elles seules, l’émotion profonde qui se répandait sur l’entièreté de nos personnes éperdues de larmes… retenues de toutes nos forces rassemblées.
Michel J. Cuny
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