
– Bonjour, monsieur. Nous avions réservé une chambre pour deux nuits… sous le nom de monsieur Cuny.
– Oui. Et puis, je crois que vous avez choisi de prendre votre déjeuner avec nous… à la terrasse. Votre table vous y attend. Le temps de tout bien noter, et je vous ferai conduire à l’endroit voulu. Comme vous le savez, votre clef de chambre ne pourra vous être remise qu’après 15 heures, afin que tout soit bien en ordre… Prendrez-vous les petits-déjeuners de demain et d’après-demain chez nous ?
– Princesse, qu’en pensez-vous ?…
– Mais oui, bien sûr !…
– Paul va vous piloter. Je vous souhaite un excellent séjour chez nous, Madame, Monsieur. N’hésitez pas à nous faire signe si le moindre problème se présente à vous, que nous pourrions résoudre. Ce sera toujours avec grand plaisir… Paul !
– Si ces messieurs-dames veulent bien me suivre…

À peine Paul nous avait-il quitté(e), après avoir retiré les deux sièges surnuméraires, et après nous avoir installé(e), la dame d’abord, l’un en face de l’autre, que déjà Cécile jetait chacune de ses mains dans chacune des miennes… ne sachant plus que dire… sauf, peu à peu, ceci :
– J’ai eu l’impression que le monsieur de la réception me prenait effectivement pour une princesse… moi qui n’ai plus le moindre sous-vêtement… Me permettez-vous de vous quitter rien qu’un tout petit instant… En passant, j’ai repéré l’endroit… Dans mon sac à main, j’ai tout ce qu’il me faut… Je ferai vite… pour que le rêve ne s’arrête pas. Mon amour, tout cela n’est pas possible !…
Sitôt Cécile revenue, nous consultons les présentations de menus qui nous ont été apportées : nous faisons notre choix ; et reprenons un peu notre souffle…
– C’est un endroit extraordinaire ! s’exclame-t-elle. Je ne sais plus où porter mon regard… Et puis, au-delà, les montagnes… Tout est beau ici…
– À mon avis, c’est parce que vous y êtes !…
– Vous vous moquez de moi !… Mais je ne vous en aime pas moins… C’est que vous m’aidez à réaliser mes… délires… Non, non, je ne me trompe pas de mot… Même avec des sous-vêtements, cette robe-là est un véritable délire, à elle toute seule… Chut, voici les entrées… Merci, monsieur… Et puis, un autre vêtement plus ou moins scandaleux viendra lorsque nous serons dans la chambre, et que je pourrai mettre, à mes pieds, des chaussures tellement hautes que je ne pourrais pas faire un seul mètre, avec elles, dans la rue. Mais j’aurais une demande très particulière à vous faire : comment définiriez-vous notre amour courtois, s’il doit s’agir, pour nous, d’y modeler notre activité créatrice ? Tout en lisant Amour, Beauté, Désir, j’avais appris par cœur cette phrase de la lettre de Rimbaud à Demeny : « Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. » Michel, mon amour, je vais dire une énorme bêtise qui risque de faire s’effondrer tout l’hôtel… Je me suis un peu concentrée sur ces quelques mots : « Je lance un coup d’archet. » J’ai pensé à la fellation que je vous ai faite à Bourg-de-Péage – et jusqu’à ce que vous éjaculiez dans ma bouche, sur mes lèvres et sur mon polo… N’auriez-vous pas pu dire, à ce moment-là précisément : « Je lance un coup d’archet ? », avec mon sexe… C’est que, parce qu’il s’agit de vous, et parce qu’il s’agit de moi, cet acte doit impérativement ne pas produire la dégradation de lui-même qui se dénonce dans la formule accompagnant, à ce qu’il me semble, une pénétration ordinaire suivie d’émission de sperme telle que pourraient la pratiquer bien des hommes : « Je tire mon coup ! »… Il faut tout de suite ajouter au caractère tellement grossier de mon propos, que cette formule-là, je la prononce d’autant plus librement que c’est exactement – et voilà qui est plus terrible que tout – l’usage que j’en ai depuis que je la connais, de la retourner contre mon père : « Il n’a fait que tirer un coup avec… Célia Delyle, et salut ! ».
– Cécile, ma chérie, ma digne compagne sur les chemins de l’amour courtois, je vous propose que nous laissions venir le plat dit principal, et que nous reprenions immédiatement le merveilleux fil que vous venez de commencer à déployer pour nous deux…
Les traits de la petite poupée d’amour se sont tout à coup durcis…
– Je veux vous aimer par-delà toute précaution de geste et de langage… J’ai commencé à vous le montrer, et je compte aller bien plus loin… Je sais aussi que cette violence, ce débridement n’auront qu’un temps. Certainement, il s’agit, pour moi, d’un rattrapage. Mais il faut que je fasse une sorte de débarras… et, dès que tu voudras tirer un coup avec moi, je serai là, telle une putain professionnelle… façon esthéticienne-praticienne… Maintenant, je vous propose, mon chéri, que nous dégustions ces belles et bonnes choses, en nous laissant envahir par toutes les beautés qui nous environnent…
– Ensuite, nous reviendrons à la phrase de Rimbaud.
– Oui.
Desserts. Cafés. La table a ensuite été soigneusement dégagée, et devant les orangeades désormais habituelles, notre discussion reprend son cours… Cécile s’y affaire avec une sorte de fièvre…
– Je vous redonne la phrase de Rimbaud : « Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. » De la tension de votre sexe, initiée, puis maintenue par la gestuelle de mon corps, par le contexte environnant, par le sel qu’ajouteront mes provocations visant l’extérieur, par mes appels à l’amour, par la crudité des mots qui vont venir à ma lèvre… il s’agit qu’en moi naisse et se propage… « la symphonie [faisant] son remuement dans les profondeurs, ou [venant] d’un bond sur la scène ». C’est ici que se produira… l’écriture… la mienne, venant, à sa façon, se lover autour de la vôtre et de tout ce que vous êtes.
Nous allons à la voiture : Cécile y prend son sac à main, et le dossier rouge. Moi, sa valise.
Retour auprès du réceptionniste… qui s’enquière de savoir si le déjeuner en terrasse nous a plu… Cécile fait un pas en avant :
– Vous nous avez permis de vivre au paradis… Dès l’accueil, nous avons été emporté(e) dans une sorte de jardin des délices. Tous les plats s’enchaînaient à merveille. Et puis, quel panorama !…
– Il ne faut pas en rester là… Princesse… Voulez-vous que nous prenions le dîner ici, ce soir ?
– Oui, oui bien sûr…
Nous rejoignons, par l’ascenseur, la chambre 33 au troisième étage. Cécile s’émerveille, et observe tour à tour les différents éléments du mobilier…

Je m’apprête à redescendre pour aller chercher les affaires que j’ai placées dans le coffre arrière. Au moment, où je franchis la porte, Cécile m’annonce que, sitôt que je serai de retour, elle prendra une douche… Elle ajoute avec un sourire plus que coquin :
– Vous n’oublierez pas l’appareil photographique ni la pellicule de secours… Deux grandes fenêtres avec terrasse… Je vais flamber !…
Dans la cour où stationne la Porsche, je croise Paul, qui me voit m’affairer du côté du coffre arrière : j’y prends mon sac de voyage, et ma mallette. Il s’enchante de la voiture : – Une Porsche Cayman !… C’est la première fois que j’en vois une en vrai. Et jaune en plus…
– Vous voulez vous asseoir au volant ?
– Ah, oui, bien sûr… Je vais pouvoir épater mon cousin, en lui racontant tout ça. Comme ferait un gamin, j’ai le réflexe de regarder aussitôt la vitesse maximale au compteur : 330 kilomètres/heure. Il faut aller sur un circuit, pour ça… Voulez-vous que je vous aide à porter vos bagages au moins jusqu’à l’ascenseur ?…
Nous continuons à deviser à propos des performances du Cayman 718 GT4… et déjà nous arrivons à la hauteur de l’ascenseur. Paul part vers d’autres activités, tandis que je suis très discrètement interpellé par le réceptionniste…
– Je ne peux pas m’empêcher de vous poser une question très indiscrète… si vous me permettez…
– Je vous en prie…
– Vous avez dit : « princesse » à la dame qui vous tient compagnie…
– Oui… C’est la princesse Cécile de Lisle
– Je pense aussitôt à Rouget de Lisle et à la Marseillaise…
– Non, pas de noblesse de ce côté-là… Cécile vient d’une terre bretonne… petite noblesse provinciale par son père… mais elle-même pense que c’est un titre usurpé au temps du Second Empire. C’est surtout ma princesse, à moi, en quelque sorte…
– Ça n’est déjà pas si mal… Bon après-midi, monsieur Cuny !…
Aussitôt arrivé auprès de la princesse Cécile de Lisle, de petite noblesse provinciale usurpée sous Napoléon III, je lui raconte le résultat de mon périple… Elle éclate de rire, et en perd aussitôt le contrôle du drap de bain qu’elle avait noué autour de son corps nu…
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