
Tandis que Cécile se déplace en amoureuse et en activiste de l’amour, dans la belle chambre, sa grande jeunesse me révèle à quel point il est facile de jouxter le paradis… et d’en garder l’image grâce à tous ces instruments que l’être humain a su inventer pour se projeter vers l’infini : la parole, l’écriture, l’imprimerie, la photographie, le cinéma, etc… à la condition expresse, toutefois, que la jeunesse puisse et sache réclamer son dû d’attention et de respectueuse convoitise, tant qu’il en est temps encore… Elle s’assied, et me dit :
– Juste après la phrase de Rimbaud, il y a ce que vous écrivez vous-même. Je vous le lis : « Au-delà de la rencontre soudaine – et exaltante pour moi – entre mon petit “J” et le “Je est un autre” de Rimbaud, il y avait les premiers effets sur moi des effluves provenant des textes du petit père Lacan. La conclusion se dégageait d’elle–même : ce geste symbolique de me faire écrivain sous le “J” du grand Autre (majuscule qui vient de Lacan) était le signe de ce que j’avais, sans le savoir, pris le parti de faire parler mon inconscient, c’est-à-dire d’écrire, lettre à lettre, au prix de mon sang, mon amour de la vie. » Michel !… Qu’est-ce que l’Autre… que Jacques Lacan écrit avec une majuscule ?
– Effectivement, il faut tout de suite distinguer un (petit) autre et un (grand) Autre… Je vais vous dire comment vous pouvez écrire cela… Il y a d’abord un autre (sans majuscule) et un Autre (avec majuscule). Côte à côte, vous pouvez donc noter : « un autre », « un Autre ». Sur la ligne suivante, vous inscrivez, avec des parenthèses : « un (petit) autre », « un (grand) Autre ». Nous pouvons désigner le premier par la lettre « a » (minuscule) et le second par la lettre « A » (majuscule). Sous le « (petit) autre », vous écrivez maintenant : « imaginaire » ; sous le « (grand) Autre », vous écrivez : « symbolique ». Je vous laisse regarder cela tranquillement, et ensuite, je vous dirai le sens qu’il faut donner aux deux nouveaux termes que je viens d’introduire : « imaginaire », « symbolique ». Ils nous conduiront à la différence primordiale : Moi-Je.
– Si, donc, je lis verticalement, c’est-à-dire en faisant deux colonnes, je vais d’abord avoir : « un autre sans majuscule » : il peut encore être dit : « un (petit) autre »… ou tout simplement « a ». Il appartiendra à l’ « imaginaire »… Ensuite, dans la seconde colonne, j’aurai : « un Autre avec majuscule », qui peut encore être dit : « un (grand) Autre… » ou tout simplement « A ». Il appartiendra au « symbolique »…
– C’est devant moi (Michel J. Cuny, en tant que j’ai cette identité, cet âge, cette voix, etc.) qu’il faut maintenant, Cécile, ma chérie, lire ce qu’il y avait, chez Rimbaud, de cette différence à définir entre son Moi (Arthur Rimbaud, telle identité, tel âge, telle voix) et ce Je (est un Autre) que nous écrivons, nous, avec une majuscule, et qui se sera saisi de lui à un moment précis de sa vie…
Cécile, très solennelle dans le silence de la chambre…
– « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! » Effectivement, il distingue le Moi (sa signification fausse) et le Je… qui transfigure tout. C’est très impressionnant, ce basculement !… Or, la stagnation de ce Moi met Rimbaud dans une rage folle… qui touche l’ensemble du monde humain tel qu’il est, et pas seulement un individu en particulier… Nous y perdons, toutes et tous !… Rien que de vous lire cela, j’en suis toute tremblante !… Et c’est donc là que nous devons advenir, vous et moi, mon amour : « Wo Es war, soll Ich werden ! »… Car, je sais maintenant que Ich, c’est Je… Vous en parlez au début d’Amour, Beauté, Désir… C’est aux pages 13 et 14 : j’y ai mis un petit signet… Vous évoquiez le J que vous avez ajouté à votre prénom… « Ce “J”, c’est la trace laissée en moi par le rêve de quelqu’un, de quelqu’un qui était plusieurs. » Sous le J, il y a une multiplicité de personnes…
– Peut-être faut-il préciser sous quelle forme ces personnes interviennent ici : il s’agit de la multiplicité des discours qu’elles portaient dans le registre de leurs désirs – c’est-à-dire de leurs rêves tels que la psychanalyse en décrypte le sens.
– Ensuite, ayant évoqué Lacan, qui aura peut-être été, tout comme vous, un enfant de l’amour, vous déclarez devant votre auditoire : « De quel amour ? Je me le demande, en ce qui me concerne en tous les cas. “Je” me le demande. Je, ce “Je” qui me demande cette chose depuis toujours, c’est le sujet de l’inconscient, celui qui exige qu’on lui fasse dire la vérité en extrayant celle-ci de la gangue du moi qui la refoule. » Michel, si le Je se place du côté du discours, qu’est-ce que le moi, et à quel titre repousse-t-il les éléments de discours qui lui viennent… en provenance de l’inconscient ?…
– Le moi appartient à l’imaginaire, au sens où il se réfère à l’image que nous pouvons prendre de notre corps ou d’une partie de celui-ci dans le miroir… En retour, nous pensons que c’est ainsi que les autres nous voient… Les autres, c’est la collection de ce que vous avez écrit sous la forme a… (petit) a… Ils sont le petit monde de l’imaginaire, qui peut également s’écrire : a + a + a + a… sans fin.
– Il y a donc plusieurs (petits) a ?…
– Oui.
– Y a-t-il plusieurs (grands) A ?…
– Non. Dans un premier temps, vous pouvez le voir comme un dictionnaire, une sorte de répertoire, ou un trésor de mots ou de significations… Ici, il y a toutes sortes de difficultés à aborder, mais c’est le sens général.
– Et c’est cela qui s’est ouvert devant Rimbaud, lorsqu’il nous dit : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »
– Cécile, petite Cécile, vous êtes merveilleuse !… Vous le voyez tout comme moi : vous êtes saisie par votre propre Je… et ensuite « ça fuse ! »…
– Parce que je m’accroche à votre personne, mon amour, à vos écrits, et puis aux références que vous me donnez dans vos livres, ou dans votre parole… comme les noms de Rimbaud… ou de Breuer, ou de Freud, ou de Lacan… Mais je sens parfaitement que c’est lorsque je peux copier des extraits, faire mes propres montages – comme pour l’Inconscient de Freud -, ou noter des formules abrégées comme je le fais en ce moment, que je… m’apaise… Que je sens venir ma propre force.
– Si vous voulez, nous pouvons marquer une petite pause… parce qu’il y a autre chose, qui doit vous aider, tout à la fois, à travailler, à orienter vos futurs choix de lecture et à assurer votre position sociale à mes côtés… Vous voyez dans quel monde vous pénétrez…
– Et jusqu’à pouvoir oser : princesse Cécile de Lisle (branche cadette) !… S’agirait-il d’un Moi ou d’un Je ?… Si c’est un Moi, ce n’est que de l’imaginaire… Si c’est un Je, c’est, à travers une facétie née de vous, mon inconscient qui vient frapper à la porte de ma conscience… pour me conduire à me poser la question de… mon être. Nous refermons cette parenthèse…
– Venez vous appuyer tout contre moi, belle princesse de Lisle (branche cadette)… Je m’installe dans le coin du divan, et vous contre moi, en faisant reposer vos belles jambes sur l’autre extrémité… Ainsi nous avons devant nous la fenêtre…
– Celle où, un peu avant dix-neuf heures trente et le début du dîner, je vais m’exposer à votre regard, mais aussi à la postérité… Affaire de postérieur, à mon avis… Nu… Et peut-être tout juste après vous avoir dit le mot… le mot… le mot… Et maintenant, je n’en dis plus aucun autre : je vous écoute…
– Il faut que je vous explique le parcours dont vous connaissez maintenant quelques-uns des résultats…
– Un mot tout de même : je ne m’en remets pas…
– De ce parcours très particulier, il y a un tout petit livre : La clef des champs, qui en donne le début. Il a été publié en 1990, et il relate ce qui se sera passé au long des quatorze années précédentes…
– Au moment de sa publication, j’avais donc dix ans…
– En 1970, j’ai rencontré une jeune fille qui avait seize ans…
– Vous aviez tout juste vingt ans…
– Elle était collégienne, et peinait à mener ses études secondaires… J’étais étudiant en droit et surveillant dans le lycée où j’avais vécu toute ma scolarité, depuis la sixième jusqu’à la classe terminale. J’ai très vite compris qu’elle souffrait d’un problème psychique très grave, même s’il ne passait au premier plan que par intermittence.
– C’est sans doute la personne qui était avec vous à la cafétéria : Françoise.
– Oui… Pendant quelques années, j’ai été régulièrement invité par ses parents, tandis que, durant quatre semaines de l’été de 1971, je l’avais emmenée, avec ma sœur Sylviane et mon cousin Bernard, dans un grand périple qui nous a fait passer par Barcelone, en Espagne, puis par Rome, Florence et Venise, en Italie…
– Elle devait être émerveillée !…
– Pas du tout… ou si peu… Et c’est là tout le problème. Sans que cela saute aux yeux de qui ne la connaît pas vraiment, elle ne peut s’empêcher de toujours ressasser ce qu’il y a dans ses fantasmes… nocturnes… qui peuvent être d’une très grande violence psychologique, sans qu’elle ait les ressources personnelles suffisantes pour s’en défendre. Dans la journée, elle en projette donc les effets sur… tout ce qui bouge… Elle le fait d’abord dans son for intérieur, mais sitôt qu’une occasion favorable se présente… elle attaque. On ne sent pas tout de suite la piqûre… Cependant, dans le pire des cas, la personne est meurtrie au plus profond d’elle-même – et si c’est à son propre domicile – par quelque chose qu’elle ne comprend pas, et à propos de quoi elle ne pense plus avoir d’autre solution que de demander à Françoise de quitter les lieux… et, surtout, de n’y plus revenir…
– Et vous, pendant ce temps ?…
– On me disait : cela ne te concerne pas, Michel, bien sûr… Toi, tu peux venir quand tu veux…
– Et vous ne pouviez plus revenir, vous non plus… C’est ce que j’imagine immédiatement… Françoise ne l’aurait jamais admis…
– Imaginez ce que cela peut produire quand il s’agit de nouer des contacts professionnels tels qu’ils aient pu me permettre, et lui permettre – ce qu’elle a dit souhaiter dès le début – d’exercer, comme moi, l’activité d’écrivain… C’est qu’il était clair que jamais elle ne se soumettrait à la moindre autorité dans le monde de l’édition tel qu’il ne peut manquer d’être. Il fallait donc que je réinvente totalement la condition d’écrivain en la rendant indépendante de toute autorité extérieure. Cela peut s’appeler : autoédition… Mais, dans mon cas, je voulais également que cela puisse nous nourrir tous les deux… et sans autre source de revenus… Vous verrez, dans La clef des champs, quelles sont les solutions que j’ai trouvées et mises en œuvre. Maintenant, nous pouvons passer immédiatement à ce qui s’est passé en 1986, alors que nous étions à Lyon, et qu’entre-temps, nous avions publié, à nous deux, trois tout petits romans, que nous diffusions, de personne en personne. Il s’agit de la publication d’un livre, énorme, de 660 pages : Le feu sous la cendre. C’est avec lui que nous sommes arrivé(e) à Romans-sur-Isère en 1987…
– Un livre énorme que vous avez vous-même publié, comme les précédents, j’imagine !…
– Et dans des conditions matérielles effrayantes que je laisse de côté… Ma belle chérie, je vous propose que nous allions nous promener tranquillement dans les alentours de l’hôtel…
– Oui… Et puis, vite, vous me direz la suite… Mon chéri, je suis prête à me battre de toutes mes forces pour vous aider à faire valoir tout ce qu’il y a dans votre intelligence, dans votre sensibilité, dans votre si grande culture… Je comprends maintenant le désarroi qu’il pouvait y avoir, en vous et en permanence, à la cafétéria… On sentait qu’à tout moment vous étiez aux petits soins pour cette personne… d’une apparence d’ailleurs très agréable, et toujours très calme et mesurée. De fait, ce n’était pas du tout ce qui vous faisait réellement face… Qu’on puisse tout à coup la chasser de chez soi… et vous… vous avez persisté à la protéger de toutes les façons… Pourquoi ? Pourquoi donc ?… Mais je sais bien que vous me le direz…
Michel J. Cuny
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