
– Ce jaune-là – bouton d’or ! – ne laissera personne indifférent… pas plus que ne le feront mes mules hyper-provocantes, dont je sens déjà comment ma robe les utilise pour s’offrir l’occasion de souligner chacun de mes pas d’un balancement légèrement racoleur… Que ce jaune reparaisse, rien que quelques secondes, à la terrasse du troisième étage côté cour, et ceci, dans une mise en scène suffisamment cavalière (c’est mon idée !), pour être bientôt suivie d’un nu intégral maintenu en place dans le seul but de ne laisser aucun doute sur sa réalité profonde, et ce sera peut-être le scandale. Qui sait avec quelle réputation la princesse Cécile de Lisle (branche cadette) sortira de cet établissement lundi matin ?… Et pourquoi n’irions-nous pas faire un petit tour jusqu’à la Porsche Cayman 718 GT4, afin que nul n’en ignore ?… C’est qu’en emportant ma robe bouton d’or, je n’imaginais pas lui être si bien accordée !…
– Mais, bien sûr, petite coquine… Il faut mettre tous les atouts de votre côté… Voici la télécommande…
– Vous pensez décidément à tout !… Battons aussitôt le rappel des clignotants, et maintenant, regardez comment je câline la carrosserie… Oh, cette courbe !… C’est déjà très épanouissant, pour une certaine partie de moi, d’y pressentir le sexe d’un homme… Mais, demain matin, après le petit-déjeuner… et après quelques kilomètres en direction de la nature, je me masturberai en plein air, sous votre flash, avec le petit objet bleu, et pour me laisser affoler… par la possibilité d’être vue, alors que je serai engagée dans une effervescence bientôt irrépressible… Maintenant, rentrons vite nous cacher !!! Je crains le pire…
– Mais vous prendrez, volontiers, un rafraîchissement au bar de l’hôtel !…
– Bien sûr… Jambes haut croisées sur un tabouret surélevé, si vous voulez… Nous y voici…
– Bonjour, madame ; bonjour, monsieur. Vous avez fait votre petite promenade…
– Oui. C’est décidément très agréable. Princesse, que souhaitez-vous prendre ?…
– Une glace… quelque chose qui pourrait me rafraîchir…
– Paul nous a dit que vous rouliez dans une Porsche Cayman, je crois… Immatriculée dans les Yvelines…
– Oui… Elle s’offre une escapade loin de sa base naturelle…
À peine installé(e) face à face sur le divan, nous reprenons un peu notre souffle, mais déjà la discussion précédente est relancée par Cécile, gentiment installée comme une petite fille…
– Pourquoi avez-vous persisté dans le fait de mettre Françoise à égalité avec vous dans cette démarche professionnelle dont elle pouvait détruire tel ou tel pan, rien qu’en quelques secondes ?
– J’ai fait cela pour entrer, avec elle, dans une démarche de recherche dont je pensais qu’elle pouvait lui être salutaire, tout en nous permettant de prendre ensemble notre place dans cette discipline particulière qu’on appelle les « sciences humaines ». C’est tout le sens du travail réalisé pendant sept ans – de 1979 à 1986 – pour aboutir à la publication du Feu sous la cendre, dont il faut que je vous donne tout de suite le sous-titre : Enquête sur les silences obtenus par l’enseignement et la psychiatrie.
– Des silences qui entraveraient l’expression de l’inconscient… D’où le titre : Le Feu sous la cendre. Sous les petits a, le grand A… en souffrance. C’est facile à définir, après le travail que nous venons de réaliser… à partir d’Amour, Beauté, Désir… Mais j’imagine qu’au moment où vous avez commencé à travailler sur ce gros livre, il vous fallait, en quelque sorte, tout reprendre à zéro…
– Et en remontant jusqu’à la fin du moyen âge, pour y voir plus clair… Nous étions donc en 1986 quand ce travail a été publié.
– C’était il y a tout juste vingt ans…
– Et dès l’année suivante, nous arrivions à Romans, dans un petit immeuble de l’avenue Jean Moulin… Or, tout au long des années qui s’étaient écoulées entre 1983 et 1987, nous avions, la plupart du temps, vécu dans des hôtels, ce qui nous permettait de diffuser nos livres, de personnes en personnes, de bibliothèques municipales en bibliothèques municipales, et de régions en régions… Ce qui avait attiré mon attention sur Romans, c’est ce qu’on m’en avait dit, ici ou là, en région lyonnaise, et puis le fait que cette ville était au milieu de l’Europe de ce temps-là (celle-ci n’avait pas encore été élargie), avec une gare TGV alors en construction… Mais il allait falloir vivre avec des… voisins. Comment Françoise se comporterait-elle ?… Dans un premier temps, cependant, nos déplacements continuaient à nous mener ici ou là, un peu partout en France… C’est en 1993 que tout a basculé pour elle… et dans un sens totalement inattendu… Durant nos voyages et dans les périodes où nous séjournions à Romans, elle avait écrit un roman qui mettait en scène un petit garçon qui développait sa connaissance du langage entre les âges de trois et de cinq ans environ. L’essentiel du texte était rendu dans la langue même de l’enfant, ce qui faisait de ce livre quelque chose de très particulier. Malheureusement, ce n’est pas sous cet angle littéraire déterminant que Françoise a perçu ce qu’elle avait si bien réussi à faire…
– Que s’est-il donc passé ?
– J’avais pris l’initiative d’envoyer un exemplaire de ce livre à la rédaction de L’École des parents, une revue très importante dans le milieu concerné. Nous avons bientôt reçu un exemplaire de cette même revue : il comportait un très bel article qui présentait le livre lui-même… Le soir, alors que j’avais invité Françoise à fêter cette excellente nouvelle dans un café romanais, elle m’a tout à coup jeté au visage qu’elle avait l’impression que je retardais sa carrière… Autrement dit : la publicité qui lui était faite allait sans doute lui permettre de se passer… de moi, tandis que des revenus assez considérables semblaient pointer le bout du nez…
– Elle en a donc vendu tant que ça, à partir de cet article ?…
– Oui : un exemplaire… Pas un autre de plus…
– Donc, elle a dû redevenir très modeste auprès de vous…
– Ce fut tout le contraire… À force d’un travail considérable, je commençais à mieux comprendre l’histoire du héros de la Résistance ; Jean Moulin… Avec Françoise, nous avons procédé comme nous l’avions fait pour Le Feu sous la cendre. J’avais rassemblé l’essentiel des citations qui pourraient figurer dans un livre sur Jean Moulin. Ayant défini les grands axes politiques, j’ai invité Françoise à lire les livres qui allaient pouvoir nous aider à compléter certains aspects encore non clarifiés. Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre de ces deux livres, ma part de travail de recherche était d’au moins 90%, sans parler des soubassements théoriques que j’étais seul à pouvoir fournir. Pour la rédaction – vous verrez les manuscrits –, elle s’installait devant un bloc de papier pelure, tandis que, de mon côté, tout en m’appuyant sur les notes et les livres annotés, le tout rassemblé plus tôt pour le travail du jour, je lui dictais directement le texte définitif… C’est ce que montrent les manuscrits : il n’y a pratiquement aucune rature… Comme si cela avait coulé de source…
– C’est exactement ce qui se passe quand vous parlez : tout s’enchaîne très vite avec toutes sortes de références dont je sens que vous les maîtrisez parfaitement. Je n’ai même pas besoin de vous en faire le compliment : c’est vous, tout simplement, tel que vous êtes à tous les moments de la vie… y compris, etc. Elle aurait donc dû être enchantée… À moins qu’entre-temps, elle n’ait fait fortune avec son livre qui a peut-être attiré sur elle les journaux, les radios, etc…
– Non. Il n’y avait plus rien eu… Mais ce n’était pas grave : notre système de diffusion dans les bibliothèques lui permettait de poursuivre en suivant la voie antérieure et sans l’appui de la presse… Cependant, quelque chose de bien plus grave était en train de se mettre en place dans son esprit… Elle voyait passer, dans le parc de l’immeuble, le voisin du troisième étage – ouvrier, marié et père d’une grande fille. Après quelques discussions avec lui, elle en était à vouloir profiter des sommes importantes qu’elle allait forcément recevoir de son livre… pour lui acheter une maison…
– Rien que ça !… Mais c’était donc un vrai délire !…
– Oui, Cécile… Et qui allait durer… quelques années…
– Et cela tandis qu’elle pouvait tout de même comprendre que vous prépariez, avec elle, un livre nouveau et vraisemblablement important… J’imagine que c’est celui que m’avait montré monsieur Abisset…
– Oui. Il s’agissait de Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ? qui a été publié en 1994…
– Un an après vous avoir reproché de la freiner dans sa carrière… Elle aurait dû se jeter à vos pieds, et se confondre en excuses… tout en vous disant, peut-être : je ne suis pas digne de toi… Car, tout de même… vouloir offrir une maison à quelqu’un d’autre que vous… tout en vous jetant ce projet abominable à la face !… Je ne comprends toujours pas comment vous avez pu tenir. Et, bien sûr, personne ne l’aura su…
– Jusqu’au moment où c’est devenu absolument intolérable… C’est-à-dire en 1997…
– Toujours amourachée de ce monsieur ?
– Oui, mais surtout – et c’est là ce qui est vraiment significatif de ce genre de maladie -, on pourrait dire qu’elle était en réalité liée par sa libido – ici le mot s’impose – à l’épouse de celui-ci… C’est-à-dire qu’elle voulait prendre l’époux d’une personne qui ressemblait à sa sœur Michèle, son aînée de deux ans… qu’elle n’avait, alors, plus revue depuis une quinzaine d’années… mais qui avait joué un rôle plus que déterminant dans son enfance.
– Je comprends beaucoup mieux, Michel, votre patience et votre détermination… Je comprends aussi pourquoi la psychanalyse fait tellement corps avec vous-même. Vous ne cherchez pas à éluder les difficultés, parce que vous voulez comprendre dans quoi elles viennent s’inscrire, quel que soit, pour vous, le prix à payer. Et vite, je reprends Amour, Beauté, Désir… Laissez-moi retrouver le passage… Le voici : « La conclusion se dégageait d’elle–même : ce geste symbolique de me faire écrivain sous le “J” du grand Autre (majuscule qui vient de Lacan) était le signe de ce que j’avais, sans le savoir, pris le parti de faire parler mon inconscient, c’est-à-dire d’écrire, lettre à lettre, au prix de mon sang, mon amour de la vie. » De fait, mon amour – et c’est ce qu’il y a de plus tragique en vous, et de plus admirable : il ne s’agit pas seulement de votre inconscient à vous et de ce qu’il peut exprimer. Il s’agit de l’inconscient des personnes que vous rencontrez, et auxquelles vous vous attachez d’une façon ou d’une autre… Pour moi, rien n’est plus clair… dans les moments où je me déchaîne… Je descends au fond de la mine… sans crainte… C’est même tout le contraire : je jouis sans la moindre retenue… parce que vous êtes là… à l’intérieur de moi… dans ma jouissance… et pour la lire et m’en faire dire le contenu symbolique… par la mise en œuvre d’un Je…
– Il faut donc que je vous dise tout de suite pourquoi c’est effectivement ce mot – symbolique – qu’il faut utiliser ici…
Michel J. Cuny
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