
– Dans ma mallette, j’ai apporté un texte que j’ai rédigé, il y a quelques temps, à propos du symbolique. S’agissant d’un travail à caractère théorique, il peut comporter des éléments difficilement compréhensibles, de prime abord. Je vous le lirai phrase après phrase, en vous laissant, à chaque fois, la possibilité d’intervenir… En guise d’introduction, je vous donne une sorte de représentation imagée des trois registres qui peuvent être distingués, dans le monde humain, sitôt que des mots, qu’une parole, interviennent, d’une façon ou d’une autre…
– Qu’appelez-vous un « registre » ?
– Le levier de vitesse du Cayman commande différents registres : on peut être en première, en deuxième, en troisième, etc., mais aussi en marche arrière, par exemple… Ce cas extrême vous montre qu’il vaut mieux ne pas se tromper de registre, selon le résultat que l’on veut obtenir du côté des roues motrices : marche avant ou marche arrière.
– Et boum !…
– Les trois registres que vise la psychanalyse lacanienne sont les suivants : le réel, l’imaginaire et le symbolique…
– Il y a donc une différence – peut-être très importante – entre Freud et Lacan ?
– Non, pas vraiment… Il faudrait même dire pas du tout : Lacan prolonge le travail de Freud bien au-delà de ce que celui-ci avait pu mettre au net en son temps, tout simplement parce que certaines sciences – comme la linguistique, par exemple – ont énormément avancé depuis la fin des années trente… Et puis, il y a des domaines dans lesquels Freud n’a pas eu l’occasion d’étendre ses investigations… Il s’adresse donc toujours à celles et ceux qui, en suivant certaines des pistes qu’il a ouvertes, sauront aller plus loin. C’est à quoi Lacan s’est attelé avec une fougue et des résultats tout simplement extraordinaires…
– Vous m’avez appris à distinguer l’imaginaire et le symbolique à travers l’opposition qu’on peut figurer par les lettres : « a » minuscule, et « A » majuscule… La première renvoie à l’image du corps dans le miroir ; la seconde à une sorte de dictionnaire… à des mots, à des paroles. Nous avions, là, deux premiers registres… Vous venez de me dire qu’il y en a un troisième…
– Oui : le réel.
– Mais, je m’en souviens maintenant !… Je le connais… Il est dans Amour, Beauté, Désir… Si vous me donnez une petite minute… Il doit venir à la suite de Rimbaud… Voilà, c’est ici…
– Lisez-moi ce que vous voyez…
– Vous disiez ceci : « En effet, le travail que j’effectue sur la distinction je/moi doit être suivi par l’introduction d’un troisième terme : le réel. Cette répartition permet très vite de faire saisir ce que Lacan a apporté avec les trois notions de “réel”, “symbolique” et “imaginaire”. » Ah, je vois, maintenant, ce qui m’a troublée… Vous avez ajouté une parenthèse à l’intérieur de laquelle il est écrit : « (Après un long silence – la bande sonore fait apparaître ici un blanc dont le total atteint trois minutes… – intervention de Joëlle Odeyer, indéchiffrable à l’enregistrement, tout comme celles qui suivent.) »
– Effectivement, j’ai dû répondre à quelques questions… Et je ne suis revenu vers le réel qu’ensuite… Tout cela est le signe qu’il faut que je vous présente le réel autrement que je ne l’ai fait dans mon Séminaire… Ce sera plus en phase avec le chemin que nous avons parcouru ensemble jusqu’à ce moment précis… et en attendant d’autres… aventures… Des trois registres, le réel est celui qui est le plus étranger à l’être humain…
– Y a-t-il une raison particulière à cela ?… J’aurais pensé qu’au contraire, etc…
– C’est que l’être humain est un être de parole. Il parle, mais il est également pris dans le discours des autres… de tous les autres, en quelque sorte, avant même de trouver éventuellement son port d’attache dans le grand Autre…
– C’est-à-dire dans le décryptage de certains éléments venus de son inconscient…
– Et pour autant que cela ne se produit pas, nous pourrions dire que c’est le réel qui se refuse à son entrée dans le langage, dans la parole…
– Il s’agit donc, là, d’un accès interdit au symbolique… L’inconscient ne pourrait-il pas, alors, se manifester dans l’imaginaire ?…
– Il le fait par le biais de fantasmes… qui peuvent conduire à détruire certains appuis précédemment installés dans le registre symbolique, au profit d’autres qui seront directement… délirants.
– Les trois registres ne sont donc pas étanches… Ensemble, ne constitueraient-ils pas ce que l’on appelle la « vie psychique » ?
– C’est exactement cela. Il faut maintenant que nous prenions le réel sous un autre angle… Je ne peux toutefois le faire qu’en utilisant des mots… ce qui nous met aussitôt hors du réel… Il ne nous reste donc plus qu’à… faire semblant… de ne pas parler… tout en parlant… Par exemple, je pourrais pointer mon doigt en direction de la table : il serait question d’elle… Toutefois, revenons du côté des mots, mais rien qu’à son propos : elle repose sur quatre pattes, et elle a eu la charge, tout à l’heure, de maintenir en sécurité, sur son plateau, les différents éléments de notre goûter… Nous passons maintenant à des éléments qui la concernent, mais qui ne nous viennent pas habituellement à l’esprit… Pourtant, ce que nous allons faire venir maintenant à notre conscience est essentiel pour elle… Ici, nous jouons, vous et moi, sur deux tableaux… D’abord, avec notre évocation du goûter, nous nous plaçons du côté de ce que nous pouvons appeler le discours ambiant… Ce qui frappe naturellement l’attention de tout un chacun… Faisons maintenant venir un petit souci… Les tasses étant remplies à ras bord, il n’aurait pas fallu, par exemple, que deux des pattes de la table se mettent à ployer… sous le poids par exemple… Admettons que cela ait pu se passer en dehors de nos gestes, de notre parole… Pour quelle raison deux pattes pourraient-elles ployer… Parce que, sous la table, le sol aurait cédé… De façon habituelle, le sol tient le coup… De même que celui qui se trouve, lui, carrément sous l’hôtel… Cependant, les tables – bien remplies – pèsent plus que les tasses vides… Elles appuient davantage sur la table… qui doit se défendre, d’une façon ou d’une autre… Si, tout à coup, vous lui imposez une charge d’une ou deux tonnes, elle ne va pas pouvoir résister longtemps… mais, tant qu’elle n’en est pas là, elle tient tête… courageusement.
– Mais, alors, tout ce qui est autour de nous – et nous-mêmes – sommes constamment dans de telles oppositions… dont ordinairement nous n’entendons pas parler… Ce serait donc, là, le réel… Je vois qu’il y a une difficulté pour lui faire une vraie place dans notre réflexion, parce que, en dehors de nous qui ne faisons que les utiliser, il y a toujours quelques personnes qui produisent des hôtels, avec des étages, et puis des sols et des plafonds dotés d’une certaine solidité : les uns portent des objets d’un poids déterminé, aux autres on peut accrocher des lustres, etc… Y a-t-il un moyen de faire sentir, par des mots, par des images ce qu’il y a d’exclusif dans le registre du réel ?…
– Cécile, mon amour, mon petit oiseau de Lisle (branche cadette), vous frappez tout juste là où il faut… Ensemble, nous allons regarder la petite table tranquillement… c’est-à-dire en prenant tout le temps qu’il faut pour en faire une sorte de mutant…
– Vous voulez dire que, là, sous nos yeux, elle va tout à coup se transformer ?… Il faut que je me serre tout contre vous, et que je vous tienne la main…
– Et maintenant, fermez les yeux… Elle n’a qu’une petite voix… qui, tout à coup, nous interpelle : « MOI, JE VOUS DIS QUE J’EN AI ASSEZ DE SUPPORTER VOS GAMELLES. JE M’EN VAIS FAIRE UN TOUR ! »
– Michel : si cela se produisait, nous n’y pourrions absolument rien : elle s’en irait !… C’est stupéfiant, si l’on veut bien y penser !… Que s’est-il donc passé entre-temps ? Nous en étions à un moment où elle était un élément du réel, totalement indépendant de nous… dans la mesure où notre seul souci, c’était de déguster tranquillement notre goûter. Dans ce contexte, et à partir de nos seules préoccupations, elle n’avait décidément pas droit à la parole… et la voici qui s’en va… qui est partie…
– Nous pouvons reprendre ce qui s’est passé quand, au réel, sera venue s’ajouter cette formule que nous connaissons pourtant très bien : moi, je…
– L’imaginaire et le symbolique… Conséquence : désormais, elle peut s’en aller… C’est vraiment quelque chose, ça !…
– Entrons un peu plus dans son réel… Nous pouvons imaginer que le bois dont elle est faite consiste en atomes, en électrons, etc. De même qu’à l’extérieur, elle fait face à des forces, de même à l’intérieur elle est, à chaque fraction infinitésimale de secondes, en cours de transformation. Pourtant, extérieurement, elle est une… Dès qu’elle dit : moi, elle nous contraint à nous reposer la question de son identité. Elle s’en va, en tant que table… avec tout ce qui en fait une table… A priori, le tapis ne va pas partir avec elle…
– Ou bien, il aura dit : « Moi aussi, je m’en vais ! »
– Décidément, vous êtes à l’aise au milieu de tout ce bazar !… Je vous adore !… Continuons dans la voie que vous nous ouvrez… Si la table et le tapis s’en vont, c’est qu’ils en ont le désir… et les moyens… Or, cela vient se fixer dans le Je, c’est-à-dire dans ce qui est le sujet d’un discours… C’est ce que le moi ne peut pas être… En effet, il ne dispose pas du lien très particulier qui vient après le Je… Voici la formule complète : « Je dis… » Ce qui va être dit, c’est un désir… « Moi dit », ça ne veut à peu près rien dire chez un adulte…
– Mais si le Je se coupe du désir, que se passe-t-il ?… Je crois que je peux donner moi-même la réponse… Le contenu du désir ne peut plus que glisser dans l’inconscient…
– Eh bien, c’est d’ici – c’est-à-dire de ce qui vient de vous venir à l’esprit – que nous allons partir pour nous pencher sur ces articulations symboliques qui se déploient sans fin dans l’ensemble du registre symbolique…
Michel J. Cuny
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