
Parfaitement remise des exploits dont elle vient de m’affirmer vouloir les poursuivre tout au long de la nuit à venir, la princesse Cécile de Lisle (branche cadette) s’avance vers la salle de restauration, dans la splendeur de cette robe bleu marine tellement mise en valeur par les chaussures à talons hauts que je connais depuis notre escapade à Valence. C’est Paul qui nous conduit à la table de choix qui nous est destinée…
– Je frémis encore d’avoir vu de si près le tableau de bord du Cayman… Prendrez-vous un apéritif ?
– Oui, répond la dame. Deux jus de fruits… Mangue, si vous avez…
– Mais, bien sûr, madame… Mes compliments, monsieur… Vous formez un très joli couple… Je vous souhaite un excellent repas… Pour ma part, je quitte le service dans quelques petites minutes, mais j’aurai le plaisir de vous voir demain…
Il s’éloigne.
– Michel, mon amour, tout à l’heure, tandis que vous me parliez de Françoise, je vous ai interrompu pour vous dire que j’étais prête à m’exposer à tout, dans le seul but de faire valoir votre intelligence, votre sensibilité et votre extraordinaire culture. Je ne sais pas si j’utilise exactement les mêmes termes, mais c’est bien le sens que je donne au serment que je vous ai fait, et que je renouvelle maintenant de la façon la plus formelle… C’est ainsi qu’il faut comprendre tout ce que je livre, au monde et à vous-même, de mes désirs les plus fous, les plus normalement inavouables…
– D’où mon souci de vous protéger… tout en vous encourageant à n’en faire qu’à votre tête !…
– Je le remarque chaque fois que j’allonge la série de mes « frasques »… Nous en étions resté(e) à la publication de Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ? en 1994…
– Et puis, à la crise que Françoise a traversée à partir de 1997… dans une sorte de régression qui le reconduisait vers sa petite enfance et vers sa sœur Michèle… Pour ma part, je savais que j’étais en face d’un délire… Il m’a donc semblé que la première chose à faire – puisque je ne pouvais mêler aucune personne étrangère à une situation pareillement grave -, c’était de demander à ma sœur Christine si elle pouvait faire le voyage de Romans, depuis chez elle, dans les Vosges… ce qui représentait près de 1000 kilomètres aller-retour…
– 1000 kilomètres !… C’est énorme, alors qu’elle ne pouvait pas savoir comment elle allait être reçue par une Françoise en plein délire… Vous avez une petite sœur qui a parfaitement compris que vous êtes une personne de qualité exceptionnelle, et qu’il faut, parfois, vous protéger… Après quelques dizaines d’heures vécues en votre compagnie, je ne peux manquer de m’en être aperçue, et cela s’est traduit, dès la première seconde, en une sorte d’éblouissement permanent qui s’est, depuis, saisi de tout mon être et qui ne le lâche plus… Que s’est-il passé à son arrivée ?
– Françoise a semblé se calmer un peu… Et puis, nous sommes allés tous les trois nous promener sur un petit terrain de jeux pour enfants. J’ai entendu, à différentes reprises, Christine dire, avec une sorte d’inquiétude croissante : « Mais il y a Michel ! »… Manifestement, je n’existais plus du tout… Mon prénom pouvait surnager, susciter un petit début d’intérêt, et puis, très vite, Françoise repassait à l’attaque contre la voisine… Le lendemain, Christine est repartie… sans pouvoir imaginer que, trois ans plus tard, mais dans des circonstances différentes, elle serait témoin, une fois encore, d’un délire de Françoise, d’un délire totalement irrépressible qui allait briser toute possibilité de développer ce que j’avais travaillé, pendant plusieurs mois, à mettre en place à travers toute la France…
Cécile et moi avions achevé les hors-d’œuvre sans trop nous en rendre compte… Il devait en aller de même pour le plat de résistance…
– S’agissant de la suite, je vais m’en tenir à l’essentiel… Le livre sur Jean Moulin, publié en 1994, a donné naissance à une exposition en 21 tableaux. L’année 1999 allait être, en effet, celle du centenaire de la naissance du grand martyr de la Résistance. Pour assurer à cette exposition la base arrière nécessaire, j’ai créé une association – Paroles Vives – dont Christine est devenue aussitôt la secrétaire : tous les contacts passaient par elle. Lorsque nous serons revenu(e) dans notre chambre, je vous donnerai un lien qui vous permettra de voir les 21 panneaux sur Youtube, et je vous donnerai aussi la liste des achats et des locations qui ont été réalisés, dès les tout premiers temps de la mise en circulation de ce qui est un document exceptionnel… C’est ce que Françoise a réussi à détruire, rien qu’en quatre séances, si l’on peut dire…
– Mais c’est ignoble !… Ou bien faut-il penser qu’elle est tellement malade qu’elle peut venir casser, sans même s’en rendre compte, tout ce que vous mettez au point avec une force, un courage, une détermination, que je commence à bien connaître… Tout cela est insupportable !… J’ai même l’impression que je suffoque…
– Je vous propose que nous suspendions ce récit qui est, en effet, terrible… le temps de finir ce qui est dans nos assiettes. Ensuite, viendront desserts et cafés. Nous irons prendre des habits un peu plus chauds et, si vous le voulez bien, nous irons faire une petite promenade dans les rues de Villard-de-Lans… Nous serons plus à l’aise pour affronter de tels souvenirs !…
– Oui, je prendrai mes chaussures les plus marchantes… Oh, mon chéri, rien de tout cela n’aura jamais transparu lorsque vous veniez à la cafétéria. Qui donc aurait pu s’en douter ? Et vous me dites qu’elle est revenue quatre fois à la charge…
– C’est qu’il existe ce que Freud a dû finir par accepter – je pense que les massacres de la Première Guerre mondiale l’y ont beaucoup aidé : la pulsion de destruction… Nous l’étudierons ensemble, mais dans un temps peut-être très lointain…
Après avoir longuement parcouru, main dans la main, les rues les plus passantes de Villard-de-Lans, nous nous sommes dirigé(e) vers le café de la Bascule…

– Vous me disiez qu’il y avait eu quatre étapes dans la destruction, par Françoise, de l’organisation qui vous permettait de faire circuler l’exposition consacrée à Jean Moulin…
– Oui. Nous n’en étions encore qu’au tout début… Mais, déjà, cela avait complètement transformé sa situation professionnelle et la mienne… sans compter qu’il s’agissait, ensuite, de faire évoluer le statut de Christine qui intervenait, alors, de façon totalement bénévole. Chaque exposition se présentait sous la forme de 21 feuilles de 60 centimètres par 40, en quadrichromie, sur papier couché brillant de 150 grammes. Elle pouvait être vendue ou louée selon la version initiale : exposition souple, ou bien sur des panneaux rigides… Dès le départ, nous avions fait imprimer 500 séries… Une quantité importante d’entre elles ne devant qu’être louées pour un jour, une semaine, deux semaines ou un mois, et donc récupérées ensuite, il n’était pas impossible de viser, au total, un millier de point de chutes sur l’ensemble du territoire français… De plus, chacune d’elle pouvait être accompagnée d’une conférence-débat animée par Françoise et moi, ou par l’un(e) de nous deux… ce qui nous donnait l’occasion de vendre directement le livre sur Jean Moulin, mais aussi tous les ouvrages précédents restés disponibles…
– Cela promettait effectivement une transformation complète de vos métiers, et vous alliez avoir l’appui constant de Christine et des membres de l’Association Paroles Vives… Comment a-t-elle pu en arriver à détruire tout cela ?…
– Je vais m’en tenir à l’essentiel… Il y a une réunion d’une part importante des membres de l’Association chez Gérard et Françoise Campel à Orcières, dans les Hautes-Alpes. Christine n’y était pas. Au total, nous étions huit personnes… Le second jour, en début d’après-midi, une discussion très vive a éclaté entre les deux Françoise… à propos de la cantatrice Maria Callas… N’y allant pas par quatre chemins, la « mienne » s’est mise à crier à celle qui nous avait tous si gentiment accueillis deux jours durant : « Tu n’es qu’une menteuse ! »… La réunion ne pouvait plus qu’être immédiatement dissoute… Dans la voiture du retour, et tandis que la même personne, assise à l’arrière avec Mireille Alcais, répétait, à n’en plus finir, ses griefs, Philippe Bleton, le conducteur, de plus en plus nerveux, n’a pas pu s’empêcher de se tourner vers moi pour me supplier de la faire taire, sans quoi il ne tarderait pas à devoir lui demander de descendre de son véhicule… Ces événements complètement absurdes étaient une catastrophe pour tout le monde… Dès le lendemain, j’ai téléphoné à nos malheureux hôtes pour leur présenter mes plus plates excuses… C’est Françoise Campel qui m’a répondu en me disant qu’elle avait adhéré à l’Association pour pouvoir me suivre et m’aider, et qu’elle comprenait que je n’y étais, bien sûr, pour rien. Elle a ajouté : « Tu l’as emmenée dans un univers qui n’est pas du tout le sien… Elle, ce qui l’intéresse, c’est de régler des comptes avec le monde entier… » Voilà pour le premier épisode… La suite sera tout aussi édifiante…
Michel J. Cuny
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