
– Pour pouvoir passer au deuxième épisode des malheureuses manœuvres de Françoise qui ont abouti à faire imploser l’Association Paroles Vives et à en détacher l’Exposition Jean Moulin pour qu’elle puisse poursuivre son chemin ailleurs, il faut revenir sur les conditions de création de l’Association elle-même. Il s’agissait d’une agglomération de personnes qui s’étaient rapprochées de moi, sans pour autant savoir en quoi mes travaux d’écriture pouvaient vraiment consister. À l’exception, bien sûr, de Christine, qui en connaît toute la profondeur et qui pourrait en être l’interprète idéale s’il venait à m’arriver quelque chose de fâcheux, et à l’exception aussi d’un militant important du parti communiste : Pierre Fritsch. C’est lui qui, en s’appuyant sur une très longue expérience des questions d’organisation, avait mis au point les statuts de Paroles Vives et qui avait ouvert, à Christine, son carnet d’adresses… qui s’étendait sur l’ensemble du territoire français : c’était ce qui subsistait de l’ancien réseau du Parti qui, à la Libération et jusqu’au tout début des années Mitterrand, était resté le premier parti du pays, avec une base militante extrêmement active, et des journaux, des revues, etc.
– Il faut que je vous pose une question qui pourra vous paraître indiscrète ou plutôt saugrenue. Elle m’est venue à l’esprit quand vous m’avez dit qu’il pouvait y avoir une certaine proximité entre les travaux de Sigmund Freud et ceux de Karl Marx… À la suite, j’ai pensé que vous vous placiez, d’une façon ou d’une autre, dans la filiation de ces deux personnages… Si l’Exposition Jean Moulin a circulé – prioritairement, sans doute – dans ces milieux-là, c’est qu’il s’y trouve des éléments qui rejoignent certaines préoccupations des militantes et des militants communistes…
– Oui, Cécile. Et d’ailleurs, en ce moment je rassemble une énorme documentation qui devrait me permettre de faire parler, comme s’ils étaient en discussion avec un militant de leur époque, aussi bien Karl Marx, que son fidèle ami Friedrich Engels, et puis Vladimir Ilitch Lénine. Je ne peux pas vous en dire davantage parce que je n’ai pas transféré, dans la Porsche, l’un des grands cahiers dans lesquels je copie des extraits que je prends dans les Œuvres Complètes de Lénine, par exemple.
– Je me doute que vous continuez à travailler énormément, comme je vous ai vu le faire… toujours.
– Pour répondre à votre question, je peux aussi vous dire que je ne suis pas communiste, au sens où je n’ai jamais appartenu au Parti, ni d’ailleurs, à la CGT. Mais, de fait, je travaille pour ces gens-là… Nous en reparlerons longuement dès que l’occasion se présentera. Dans l’immédiat, il faut que je vous explique qu’à intérieur des deux organisations que je viens d’évoquer, et au contact desquelles je suis constamment, il y a de très rudes combats entre deux tendances, dont on pourrait dire que l’une est communiste, tandis que l’autre est socialiste…
– Aussi bien à la CGT qu’au parti communiste ? Je ne l’aurais jamais imaginé, ni pour l’une ni pour l’autre… Comment est-ce possible ?
– C’est qu’il y a un jeu d’influence qui vise la détention du pouvoir dans les organes de direction, mais aussi du côté des responsables locaux, départementaux, régionaux… Pour aller vite, nous pouvons dire que mon travail vise à faire valoir ce qui penche du côté communiste – mais je prends cela dans la dimension intellectuelle du niveau le plus élevé possible. Quant à Pierre Fritsch, il était de ce même côté, mais davantage en tant que militant et que praticien…
– Peut-être un peu comme moi, pour autant que, jusque-là, j’étais esthéticienne-praticienne… et que je le suis demeurée dans mes extravagances avec vous… mais c’est, là aussi, pour basculer du côté de l’analyse… Je le comprends très bien maintenant… Avec cette petite précision, qui me vient à l’esprit, du fait de ce que vous êtes occupé à m’expliquer : analyse freudienne (lacanienne ?) et analyse marxiste… Je vois combien ce que je viens de dire vous trouble beaucoup ! Michel, mon amour : des larmes sont même venues dans vos yeux…
– C’est parce que cela va nous permettre de bien mieux juger du rôle que nous allons pouvoir faire jouer aux voitures, mais aussi à l’habitation que vous découvrirez bientôt, et à tout ce qui la constitue et l’entoure, et puis aux voyages que nous effectuerons à l’intérieur et hors des frontières de la France, si cela se présente… Il s’agit d’outils qui ne devront jamais prendre le pas sur nos capacités de production et de transmission. C’est exactement la ligne de conduite que Christine et moi avons décidé d’adopter dès que nous avons compris que des masses importantes d’argent allaient converger vers nous à partir de travaux qui sont, en réalité, notre vrai bonheur de vivre…
– Même si ce que vous venez de me dire en ce qui concerne les affrontements à l’intérieur du parti communiste et de la C.G.T. ne peut manquer de m’inquiéter – car j’imagine qu’il s’agit aussi d’une lutte à caractère intellectuel qui implique un gros travail pour y faire face -, je fais le lien avec ce que vous m’avez également dit du combat mené par Sigmund Freud contre toutes sortes d’adversaires… dont le docteur Löwenfeld de Munich…
– Celui-là, par chance, il en a fait un ami… Mais vous avez bien raison de vous tenir, en quelque sorte, sur vos gardes… comme je le fais, de mon côté, pour ce qui me concerne… Et cela va nous offrir un lien avec ce que Pierre Fritsch est venu me dire alors que Paroles Vives existait depuis plusieurs mois déjà… Il fallait renforcer les statuts pour qu’un jour je ne risque pas d’en perdre le contrôle…
– Comment cela aurait-il pu se faire ? Vous en étiez le créateur et tout tournait autour de vous, de Christine, de Pierre Fritsch, tandis que l’exposition était le fruit de votre travail de plusieurs années ?
– Moi-même, j’ai été très troublé d’apprendre cela… Mais voici comment les choses auraient pu évoluer au bout d’un certain temps. Des personnes mal intentionnées risquaient, à tout moment, de devenir membres, sans paraître agir en concertation les unes avec les autres, et tout à coup, à l’occasion d’un vote en Assemblée générale, profiter d’une majorité même minime pour renverser le bureau, c’est-à-dire les personnes qui étaient venues là pour soutenir l’ensemble de mon action…
– Des socialistes ?…
– Oui, Cécile… Nous pourrions dire : des sous-marins socialistes… qui n’aimaient pas du tout me voir révéler les différends considérables qui avaient pu exister, dans la Résistance, entre les socialistes et les partisans de Jean Moulin. Nous verrons tout cela en détail dans la suite des temps.
– Les statuts ont donc été modifiés…
– Oui. Sur des points difficilement perceptibles pour le commun des mortels, et l’Association a poursuivi son chemin, apparemment sans encombre. Mais, quelques jours avant une Assemblée générale qui devait avoir lieu à Romans et aborder, en particulier, la question de la professionnalisation future des activités de Christine, Pierre Fritsch a repris contact avec moi, pour me dire qu’un autre problème se présentait. Cela concernait un jeune membre de l’Association : Julien Truddaïu. Jusqu’alors, nous n’avions pas eu l’occasion de nous méfier de lui, ni de son père, ancien conseiller au tribunal des prud’hommes, qui n’était pas membre, mais qui se tenait informé par son fils… Pierre ne savait pas ce qui était éventuellement en cours de préparation contre nous. Il allait donc falloir laisser Julien s’expliquer tranquillement… et si quelque chose devenait menaçant, nous aurions aussitôt demandé un vote qui aurait pu, en cas d’insistance de sa part, nous conduire à en demander un second sur son exclusion… Dès que je suis revenu auprès de Françoise, je lui ai dit les dangers que nous courions, de voir l’Association paralysée si nous ne parvenions pas à savoir, précisément et devant l’Assemblée réunie, ce que Julien nous voulait, quel but il poursuivait, et pour le compte de qui…
– Comme je sais qu’il va s’agir de son deuxième écart, et comme vous m’avez dit comment elle s’était déjà comportée lors de la réunion dans les Hautes-Alpes, je suis très curieuse de découvrir l’attitude que Françoise a adoptée… devant votre petite sœur, venue de si loin, et pour engager son avenir professionnel et humain… Je pense qu’elle ne pouvait pas ignorer cet aspect des choses…
– En tout cas, dès qu’il a été question de Julien Truddaïu, elle a eu, avec lui et en pleine séance, une prise de bec qui ne se sera plus jamais arrêtée… J’étais à côté d’elle, et je ne cessais de lui demander de le laisser parler pour que nous puissions enfin comprendre où il allait comme cela… Impossible, la dispute reprenait sur toutes sortes de points de détails sans aucun intérêt pour personne… Désemparé, j’ai demandé une suspension de séance… Et aussitôt, je l’ai emmenée à l’écart pour lui dire qu’il fallait impérativement qu’elle se calme… Je ne pouvais tout de même pas l’inviter à prendre un petit bol d’air à l’extérieur, pendant une demi-heure, par exemple. Bon, bon, elle allait se taire… C’était promis… Retour en séance, et voilà que c’était aussitôt reparti pour un tour… Après de longues minutes, totalement désemparé comme vous pouvez l’imaginer, j’ai décidé de dissoudre l’Association, en m’en retirant immédiatement et définitivement…
– Et donc, elle a disparu. Évidemment, de même que vous ne pouviez pas demander à Françoise de s’éloigner, rien que pour un instant, de la salle de discussion, vous n’aviez pas pu la tenir à l’écart de la création de l’Association dans la mesure, en particulier, où son nom côtoyait le vôtre sur la couverture de Fallait-il laisser mourir Jean Moulin ?… Finalement, je crois que la principale victime de ses foucades aura été Christine… Et que c’était plus ou moins délibéré de la part de Françoise : elle craignait que votre petite sœur finisse par avoir une place plus importante qu’elle, auprès de vous, et dans l’Association elle-même…
– La suite nous montrera que les deux autres « foucades » de Françoise – pour reprendre votre mot, puisqu’il me paraît en effet s’imposer – vont dans ce sens… Tout d’abord, je dois vous dire qu’au début de 2002, nous avons tous les trois écrit et publié un livre dont le titre mentionnait le nom de celui qui était alors le président du MEDEF, l’organisation patronale. Son titre est : Ernest-Antoine Seillière – Quand le capitalisme français dit son nom…
– Ah oui : je me souviens bien de ce monsieur…
– Entre-temps, nous avions développé nos contacts pour continuer à faire circuler l’exposition, dont tous les exemplaires avaient été transférés chez Christine, dans les Vosges, de même que, pour prix du très gros travail qu’elle avait réalisé avec lui, l’ordinateur est resté en sa possession Or, pour retrouver la dynamique impulsée au temps de l’Association, nous avons eu l’idée, elle et moi, de créer une société de personnes entre nous trois… c’est-à-dire avec… Françoise…
– Vous me faites redouter le pire…
– Christine s’est rendue auprès d’un expert-comptable qui a proposé de rédiger gracieusement un projet de société adapté à l’édition de livres et à la mise en circulation d’expositions, à la proposition de conférences, etc. Dès le premier soir où nous avons pu nous retrouver tous les trois, Françoise s’est mise aussitôt en tête de bloquer la discussion qui portait sur la dimension de nos trois noms sur la couverture du livre par rapport à l’image et par rapport au titre… C’était absurde, mais elle voulait nous montrer qu’elle aurait toujours le dernier mot sur tout…
– Elle s’était peut-être aussitôt persuadée du fait que Christine et vous n’aviez qu’une idée en tête : la spolier de tous ses droits… Avant même d’exister, la société des trois personnes tombait à l’eau… Devant chaque sujet un peu litigieux, elle aurait systématiquement repris la même attitude.
– Et voici le dernier clash… Ici, il faut que je vous donne quelques dates… Elles sont assez cruelles pour Christine et pour moi… Les voici : notre grand-mère maternelle était décédée en 1978, notre mère, Irène, en 1985 (elle avait cinquante-sept ans), et notre père Sylvain à la fin de l’année 1999… Au début de 2002, dans un restaurant, voici que, tout à coup et sans crier gare, Françoise lance, en dehors de moi, à Christine : « C’est depuis la mort de la grand-mère que, dans la famille Cuny, cela ne va plus très bien… » Le sang de ma petite sœur n’a fait qu’un tour, elle qui avait assisté pendant sept ans à la lutte menée, par notre pauvre mère, contre le cancer qui devait finir par l’emporter en 1985, comme je vous l’ai dit… Désormais, le domicile de Christine – la maison de nos parents et de toute notre enfance -, était interdite, à jamais, à Françoise…
– J’ai l’impression qu’elle visait carrément votre survie… professionnelle et réelle… Tout converge vers cela. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour vous détruire tous les deux…
– Demain, je vous dirai comment et pourquoi nous en avons réchappé…
Michel J. Cuny