Ce qu’à l’âge de 14 ans, j’avais ressenti devant les magnifiques jardins de l’inoubliable château de Villandry, et qui ressemblait tout à la fois à de l’émerveillement et de la peur, n’était-ce pas la traduction, sans que j’en aie eu la moindre conscience, d’un questionnement profond sur ma propre présence au monde ?…

N’avais-je donc pas écrit, au retour de la visite :
« C’était tellement grand, que l’on ne sa[va]it par où aller ? »
En 1972, j’ai huit ans lorsque tu quittes la maison de nos parents. A ce moment et, par la suite, qu’aura-t-on pu me dire pour expliquer ce départ ?… Ce qui est sûr, c’est que j’ai bien vu que tu n’étais plus là, Michel, grand frère chéri, dont, paraît-il, j’aimais tout particulièrement faire la victime de mes facéties d’enfant…
Frère et sœur, nos âges respectifs étaient distants de… 14 années. Je n’étais encore qu’une enfant, tu étais déjà un jeune homme et, pourtant, il y avait quelque chose entre nous qui liait nos personnes par-delà le décalage dans le temps : une même sensibilité, et puis une sorte de pacte que nous avions dès longtemps noué, sous ton impulsion d’adolescent, un pacte qui, semblait-il, devait valoir pour toute la vie…

C’est ce que tu m’auras rappelé, en 1997, dans l’un de tes courriers :
« Je suis maintenant engagé à vie par ce risque que j’ai délibérément pris dans mon très jeune âge de t’appeler à la vie symbolique en te donnant ton prénom. Et jusqu’à la fin de la tienne, chacune des personnes qui t’appellera « Christine ! » renouvellera, sans le savoir, un premier appel : le mien.
Ainsi, c’est à moi de t’aider à apprendre à mourir, c’est-à-dire à ne jamais te leurrer sur ce que l’initial appel à la vie symbolique peut avoir de trompeur. Pour autant donc que je ne m’écarterai pas de ma propre ligne éthique, chaque fois que j’appelerai Christine, ce sera la fleur de ton être que je chercherai à faire se lever parmi les jardins de l’humanité, et je ne pense pas qu’il y ait d’autre définition possible de l’amour. Ainsi ma poésie à moi qui n’ai pas d’enfants, c’est de t’avoir créée pour que tu deviennes ce que tu « es » – c’est à quoi répond ton avenir. »
Voilà que tout le sens de ma propre vie se trouvait interpellé dans cette phrase essentielle :
« Ainsi ma poésie à moi qui n’ai pas d’enfants, c’est de t’avoir créée pour que tu deviennes ce que tu « es » – c’est à quoi répond ton avenir. »
Au jour d’aujourd’hui, je sais que je ne suis pas devenue ce que je suis en vérité, au plus profond de ma personne. Ce qui constitue l’essence de mon être est resté enfoui quelque part, comme une pauvre chose que l’on a délaissée pour finalement l’oublier… Mais n’est-ce pas malheureusement le lot du commun des mortels que de se fourvoyer dans toutes sortes d’impasses plus ou moins mortifères : jusqu’à vouloir même son propre malheur en se réfugiant, par exemple, dans la maladie ?…
Cette lettre de toi que j’ai retrouvée m’a encouragée à faire un retour en arrière afin de tenter de comprendre pourquoi je n’avais pas répondu à cet appel à la vie que tu m’avais lançé. Ce qui m’a permis d’identifier les différentes ruptures qui m’ont détournée de ce à quoi j’étais réellement destinée. Il y aura donc eu, en 1972, cette rupture inaugurale. Elle serait suivie d’une autre, trois ans plus tard, à un moment où, justement, nous aurions pu renouer le fil.
Il me faut d’abord dire que la période de l’école primaire aura été une sorte d’enchantement pour moi en raison surtout du personnage très particulier – on pourrait dire avant-gardiste – qu’était l’instituteur de notre école dite du « village », Roland Grisvard, qui aura, au surplus, assuré par son enseignement une sorte de continuité entre ta scolarité et la mienne… Et puis, avant monsieur Grisvard, nous avions partagé, bien que de manière toujours décalée dans le temps, l’enseignement de son épouse… Et puis Sylvain, notre père, avait participé à des représentations théatrales organisées par le même monsieur Grisvard, de la même façon encore que nous y participerions toi et puis moi, à ta suite…
De par les articulations symboliques qu’il déployait, cet univers-là portait en lui des promesses qui ont en quelque sorte volé en éclats avec mon entrée en 6ème. Ainsi, en 1975, au sortir du Cour moyen 2, j’avais appris en même temps que mes camarades de classe que pour le passage dans le secondaire nous ne serions plus dirigé(e)s vers le lycée Jules Ferry comme auparavant, mais vers un collège, le collège Souhait, construit à la périphérie de la ville de Saint-Dié, tandis que le lycée trônait, lui, en plein centre ville.
Changement de la carte scolaire, nous a-t-on dit… Comme beaucoup, je me suis vue embarquée vers ce qui m’aura tout de suite apparu comme une voie de garage. Et comme une injustice. N’avais-tu pas effectué, comme tant d’autres, ta scolarité de la 6ème à la Terminale au sein de ce lycée qui bénéficiait d’un certain prestige. Sans compter que là-bas, il y avait des « grands », c’est-à-dire, des élèves qui étaient déjà presque des adultes !…
Mais ce n’est que tout récemment, en faisant ce retour nécessaire sur mon passé, que j’ai compris qu’à ce moment-là, mon désarroi était sans doute surtout lié au fait que je me rendais compte de l’impossibilité dans laquelle j’étais à présent de te retrouver, dès la rentrée de septembre, au lycée Jules Ferry où tu exerçais, depuis 1970, la fonction de surveillant d’externat, tout en poursuivant des études de droit à la faculté de Nancy.
Christine Cuny

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